L’interpellation d’Isabelle Huppert par un spectateur lors d’une représentation de Bérénice soulève des questions sur la relation complexe entre le public et les mises en scène avant-gardistes au théâtre.
Récemment, au théâtre Sarah Bernhardt à Paris, l’actrice Isabelle Huppert a été interpellée par un spectateur pendant une représentation de Bérénice de Racine, mise en scène par Romeo Castellucci. Selon les témoignages rapportés, l’homme lui a lancé: «On ne comprend pas ce que tu dis Isabelle.» Cet incident met en lumière les réactions parfois vives du public face à des choix de mise en scène audacieux et déroutants.
Romeo Castellucci, connu pour ses propositions clivantes et souvent éloignées du texte original, a fait le choix de ne reprendre que les monologues de Bérénice, en modifiant parfois la voix par ordinateur ou en y ajoutant des bégaiements volontaires. Ces partis pris artistiques ont visiblement déstabilisé une partie du public.
Comme le souligne Alice Folco, maître de conférences en arts du spectacle à l’université de Grenoble, depuis la fin du dix-neuvième siècle, la norme est plutôt au respect de l’œuvre et des artistes, le silence étant de mise pendant la représentation. Cependant, Florence Naugrette, professeure d’histoire et de théorie du théâtre à La Sorbonne, rappelle que le théâtre est un lieu où les acteurs s’exposent, ce qui les rend vulnérables, même lorsqu’ils sont reconnus.
Le risque inhérent au spectacle vivant fait partie intégrante de l’expérience théâtrale. Emmanuel Demarcy-Motta, directeur du théâtre Sarah Bernhardt, assure qu’Isabelle Huppert n’a «pas du tout été dérangée» par cet incident isolé. Selon lui, il est crucial de préserver la liberté artistique et d’empêcher toute forme d’auto-censure, tant pour les artistes que pour le public.
Cette position est partagée par Romeo Castellucci, qui affirmait, en 2019, que le théâtre ne doit pas se contenter de confirmer ce que l’on sait déjà. Toucher aux classiques peut susciter l’indignation d’une partie du public depuis les années 1960, comme le souligne Olivier Goetz, maître de conférences en études théâtrales à l’université de Lorraine.
Cependant, les manifestations du public ne sont pas nouvelles. Jean-Claude Yon, historien du théâtre et directeur d’études à l’École pratique des hautes études, rappelle que, dès le dix-septième siècle en France, le théâtre était considéré comme une arène où les artistes s’attendaient à avoir des réactions de la salle. Ce n’est qu’à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, avec l’avènement du théâtre comme activité réservée à une élite et l’introduction du noir dans la salle, que le public s’est assagi.
L’incident impliquant Isabelle Huppert n’est pas sans rappeler d’autres controverses liées à des mises en scène audacieuses. En 2005, la mise en scène de Phèdre par Patrice Chéreau avait suscité des réactions mitigées, certains spectateurs jugeant la proposition trop éloignée de l’œuvre originale de Racine. Plus récemment, en 2019, la mise en scène de La Mouette de Tchekhov par Cyril Teste avait également divisé le public, avec des choix scénographiques novateurs mêlant théâtre et cinéma.
Ces polémiques soulèvent la question de la place du metteur en scène et de sa légitimité à réinterpréter les classiques. Si certains défendent une approche plus traditionnelle, d’autres estiment que le rôle du metteur en scène est justement d’apporter un regard neuf sur ces œuvres intemporelles, quitte à bousculer les codes établis.
Au-delà des divergences d’opinion, ces débats témoignent de la vitalité du théâtre contemporain et de sa capacité à susciter des émotions et des réflexions. Comme le souligne Emmanuel Demarcy-Motta, il est essentiel de préserver cette liberté de création, garante du renouvellement et de la diversité des formes théâtrales.
Malgré cet incident, Bérénice a rencontré un vif succès, affichant complet rapidement. La pièce part en tournée internationale avant d’être reprise à Paris la saison prochaine, preuve de l’engouement du public pour cette mise en scène originale.
Avec AFP
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