Violences sexuelles à l’école: entre tabous et stratégies de protection

 
Les violences sexuelles, notamment dans l’environnement scolaire, demeurent un sujet délicat et souvent camouflé. Quelles sont les initiatives mises en place au Liban pour promouvoir la sensibilisation, la prévention et l'intervention face à ce fléau?
Qui parmi nous n'a pas entendu de rumeurs sur des enfants victimes d'abus sexuels, perpétrés par un adulte dans des écoles libanaises? Si les cas d’abus, le plus souvent avérés, ne sont pas ébruités, c’est notamment pour préserver la réputation de l'institution éducative et «protéger» les victimes.
Certains cas ont été quand même dévoilés par les médias. On peut citer l’affaire du jeune enseignant qui, en 2012, avait commis des actes pédophiles dans l’une des écoles privées du Mont-Liban. À l’époque, ses victimes étaient âgées de 8 et de 9 ans. Les réseaux sociaux aidant, un enseignant du public au Liban-Nord a été dénoncé, en 2021, par certaines jeunes filles pour harcèlement et comportements déplacés.
D’autres cas sont constamment signalés aux instances compétentes, sans tapage médiatique. Il faut cependant préciser que les abus ne sont pas seulement commis dans les établissements scolaires, des enfants pouvant être victimes de violences sexuelles, dans leur milieu familial également.
Si ces affaires sont le plus souvent traitées en toute discrétion, essentiellement pour «protéger» les victimes, elles mettent surtout en relief l’importance du travail qui doit être mené en amont pour les prévenir et sensibiliser les différents acteurs sur les signes qui doivent alerter et les outils mis à leur disposition pour ce faire. Il est, en effet, primordial d’apprendre aux enfants à se protéger contre toute forme de violence qu’ils risquent de subir de la part d’un adulte, particulièrement dans le milieu scolaire où ils passent le plus clair de leur temps.
Quelles sont les stratégies de sensibilisation, de prévention et d’intervention mises en place au Liban, où les défis sont nombreux et où l’acception de la violence n’est pas forcément la même pour tout le monde, d’autant que l’abus sexuel demeure un sujet tabou pour beaucoup?
Une politique nationale
Il faut dire que le Liban a commencé en 2010 à s’intéresser sérieusement à ce dossier, via des ONG locales avant que les autorités ne s’en saisissent à leur tour. La stratégie locale se situe ainsi à deux niveaux: officiel, à travers le ministère de l'Éducation et de l'Enseignement supérieur et les Forces de sécurité intérieure (FSI), et social, à travers les ONG qui s’occupent de la protection de l’enfance.
Une action concertée qui commence à porter ses fruits, d’autant que les approches se sont homogénéisées au fil des années. La société s’aligne ainsi peu à peu aux normes de comportements et aux attitudes communes prêchées par les différents pôles, même s’il y a encore beaucoup à faire. «Le bilan est relativement positif, dans le sens où les tabous se brisent peu à peu, donnant davantage de courage aux victimes pour parler. Les règles de confidentialité les rassure», explique Amina Hamadé, coordinatrice du programme de prévention au sein de Himaya, une ONG qui lutte contre les abus faits aux enfants.
C’est le 11 mai 2018 que le ministère de l’Éducation a lancé la politique nationale de protection des élèves en milieu scolaire, avec le soutien de l’Unicef.
«La méthodologie mise en place dans les écoles repose sur quatre étapes: l’observation, la caractérisation, la prise de mesures correspondantes et le suivi approprié», explique Hilda Khoury, directrice du département d’orientation pédagogique et scolaire (DOPS).
La stratégie officielle a été élaborée par le DOPS qui opère sous la direction générale de l’Éducation au sein du ministère. Ont également collaboré au projet le Centre de recherche et du développement pédagogiques (CRDP), l’Université libanaise et l'École libanaise de formation sociale de l’Université Saint-Joseph.
Le protocole d'identification et d’orientation des cas de violence inclut des processus de référence standardisés, et se ramifie en deux types de mesures, internes au sein du ministère de l’Éducation, et externes, impliquant l’intervention d’autres organismes extérieurs au ministère.

En cas de suspicion de harcèlement perpétré par un adulte envers un élève à l'école, des enquêtes administratives sont immédiatement menées et suivies, si nécessaire, d'un renvoi devant les autorités judiciaires.
«Bien que ces cas ne soient pas médiatisés, ils sont traités avec le plus grand sérieux et une stricte confidentialité, non pas pour préserver la réputation de l'institution, mais plutôt pour protéger l'intégrité des personnes impliquées», avance Mme Khoury.
À titre d’exemple, un cas de violence sexuelle perpétrée par un membre de la famille contre une élève a été identifié dans un établissement scolaire. «Notre département (DOPS) s'est rendu à l'école pour rencontrer l'élève concernée et lui offrir un soutien psychosocial adapté», confie-t-elle. «Parallèlement, le cas a été signalé au ministère de la Justice pour garantir la protection de la mineure et initier une enquête approfondie sur l'incident, explique-t-elle. Le conseiller pédagogique a intensifié ses visites à l'école jusqu'à ce que les services externes compétents prennent le relais.»

Le ministère de la Justice est un partenaire essentiel dans cette démarche, vu que la loi 422, promulguée en juin 2002, définit le cadre juridique de la protection des mineurs en danger et à risque. Elle prévoit des mesures de procédure judiciaire et sociale pour protéger l’enfant, jusqu’à l’âge de 18 ans, contre tout type d’agression.
Un guide a été élaboré par le département des mineurs du ministère de la Justice, avec l’assistance technique de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC), à l’attention de tout adulte qui est en contact avec les enfants, notamment le personnel éducatif. L’objectif de ce document est de présenter les pistes d’interventions à entreprendre auprès des enfants victimes d’infractions pénales, et de familiariser le grand public avec les procédures de protection judiciaire.
Les FSI, toujours aux aguets
Une autre mission de sensibilisation dans les écoles libanaises contre les abus auprès d’élèves de tous âges, est également menée par les FSI. Elle n’est pas récente.
«Elle a commencé il y a plus de dix ans, mais, avec le temps, un nombre croissant d’établissements sollicitent le Bureau de cybercriminalité*», explique à Ici Beyrouth une source autorisée au sein des FSI.

«Nos équipes, formées d’officiers spécialisés, effectuent des interventions hebdomadaires dans les écoles, autour notamment de la cybersécurité, comme les enfants sont de plus en plus exposés aux médias sociaux, à un âge de plus en plus jeune, déclare-t-on de même source, ce qui explique qu’un nombre croissant d’établissements scolaires sollicitent le Bureau de cybercriminalité pour des interventions» sur ce phénomène et les risques qui y sont liés.
Un livret de sensibilisation aux cybermenaces est également téléchargeable en trois langues à partir du site officiel des FSI. Ce guide vise «à sensibiliser tous les membres de la société aux cybermenaces et aux cybercrimes les plus importants, et à renforcer la protection et la confidentialité» des internautes. Ce document comprend ainsi des «mesures préventives et les bonnes pratiques à suivre».
Entre initiatives individuelles et organisationnelles
Bien avant l’élaboration de la politique nationale de protection des écoliers, certaines personnes avaient déjà, dès 2010, commencé à œuvrer dans ce domaine, aux côtés des ONG.
Roula Lebbos, assistante sociale à la base, consultante et formatrice en protection juvénile, a effectué un travail pionnier à cet égard. Ayant élaboré une politique de protection de l’enfant, elle a travaillé à sa mise en place dans une dizaine d’écoles libanaises, de 2010 à 2017.
Le but global de toute politique de protection de l’enfance, tel que l’explique Mme Lebbos, est d’instaurer un langage commun concernant la violence, sa nature et sa typologie, afin de disséminer une culture de la non-violence.
«La violence chez l’adulte peut être involontaire ou non intentionnelle, poursuit Mme Lebbos; elle peut découler de certains comportements qui ne sont perçus comme violents par la société, surtout en présence de stéréotypes liés au métier d’enseignant ou encore au système éducatif en général».
Pour Mme Lebbos, la base de cette démarche est la prise de connaissance de la loi 422 sur la protection de l’enfance au Liban, qui permet à l’enfant, au personnel scolaire et aux parents de connaître leurs droits et leurs devoirs. C’est pourquoi, selon elle, toute approche réussie en matière de protection de l’enfance devrait combiner le volet psychosocial et le volet juridique.
Du côté des ONG, Ici Beyrouth s’est entretenu avec Kafa et Himaya, qui interviennent sur ce dossier depuis les années 2009-2010.
L’approche développée par Roula Lebbos, ainsi que celles pratiquées par ces ONG, se rejoignent de par leur caractère holistique. Les interventions auprès des établissements scolaires englobent l’élaboration d’une charte de protection de l’enfance, parallèlement aux formations destinées aux apprenants, au personnel scolaire (administratif et enseignant) et aux parents.
Trois axes principaux sont abordés: les types de violence (physique, psychologique et sexuelle, auxquels s’ajoute la négligence); les attitudes et comportements à adopter; l’aspect juridique.
L’établissement devrait également s’engager à mettre à jour la stratégie adoptée, ce qui est d’une importance capitale pour Mme Lebbos. «Le but est d’intégrer de nouveaux facteurs qui devraient être pris en considération, et de former le nouveau personnel qui rejoint l’institution», souligne-t-elle.
Ces interventions visent aussi à créer une unité de protection de l’enfance au sein de l’école ou toute autre structure de référence qui inclut un personnel spécialisé qualifié, également nommé «agent de sécurité». Ce dernier est habilité à détecter, signaler, orienter et suivre les cas de victimes de violence parmi les élèves.
«Chaque école décide des mesures exécutives à adopter pour garantir l’application de la charte de protection, explique Maria Semaan, cheffe de l’unité de protection de l’enfance à Kafa. Certains établissements nomment des agents de protection, d’autres créent un bureau de plaintes ou encore forment le personnel spécialisé exerçant déjà, à savoir l’assistante sociale ou les psychologues».

Dans le cadre du programme de prévention, Himaya propose «une approche d’éducation entre pairs, qui est particulièrement efficace», avance Mme Hamadé. «Parmi les enfants ayant suivi les séances de formation, des groupes sont sélectionnés pour mettre en place, à leur tour, des activités de sensibilisation et d’éducation à la protection contre la violence, adressées aux enfants de leur âge, telles que des saynètes, des vidéos ou encore des affiches», explique-t-elle.
Quel impact sur la société?
Les efforts conduits au fil des années ont fait et font, heureusement, une différence dans la vie de milliers d’enfants au Liban. Dans ce cadre, Mme Hamadé note que «de plus en plus de cas, notamment de harcèlement en ligne, sont signalés à travers la ligne d’assistance des FSI».
«La demande des écoles privées est aussi en hausse, particulièrement dans les régions de Beyrouth et du Mont-Liban, mais aussi à Baalbek, où un nombre croissant d’établissements du secteur privé se tournent vers Himaya pour mettre en œuvre un programme de sensibilisation et de prévention», poursuit-elle.
D’autres établissements, où des sujets comme le harcèlement ou les agressions sexuelles sont tabous, restent cependant récalcitrants, déplore Mme Semaan, tandis que d’autres, relève Mme Hamadé, «vont jusqu’à nier des cas signalés à l’ONG par d’autres canaux».
Il n’en demeure pas moins que «l’impact de l’éducation à une culture de la communication non violente n’est pas toujours visible ni mesurable par des chiffres», comme le relève Rebecca Wakim, diplômée en travail social et spécialisée en animation sociale.
«À la suite de trois à cinq séances de sensibilisation en milieu scolaire, un impact spectaculaire se manifeste quand la parole des élèves se libère. Des cas d’abus remontent à la surface et les enfants se sentent en sécurité pour les raconter et amorcer le processus d’aide», raconte-t-elle, en soulignant «l’effet boule de neige de ce phénomène: quand un enfant brise l’obstacle de la peur, d’autres en sont encouragés».
*Le Bureau de cybercriminalité au sein des FSI demeure aussi à l’écoute des plaintes, tant à travers la ligne d’assistance (01/293293) que par le biais du service de signalement en ligne, accessible depuis le site officiel.
 
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