«Je est un autre» : Arthur Rimbaud visionnaire de l’inconscient ?

 
Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Ces formules lapidaires, souvent provocantes, ouvrent des perspectives inédites sur les méandres de la psyché humaine. En décryptant ces citations avec rigueur et pédagogie, nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient ?
Dans sa correspondance le 13 mai 1871 avec Georges Izambard, son ancien professeur et qu’il réitèrera deux jours plus tard, Arthur Rimbaud fait part d’une découverte fulgurante qui sonne comme un coup de tonnerre dans l’histoire de la pensée. En quelques mots, le jeune poète qui n’a que 16 ans alors, fait voler en éclats le cogito cartésien, l’idée d’un sujet pensant transparent à lui-même. Il ouvre la voie à une conception révolutionnaire de la subjectivité, dont Sigmund Freud, quelques 30 ans plus tard, fera le cœur de la psychanalyse. Cette assertion sera suivie, quelques lignes plus loin, d’une précision encore plus percutante : « C’est faux de dire : Je pense. On devrait dire : on me pense». Jacques Lacan s’en inspirera à son tour avec son énigmatique aphorisme : « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas ». Par cette pensée, il souligne la reconnaissance de l’altérité, de l’étrangeté de soi à soi-même. Personne ne peut prétendre à une connaissance suffisamment complète de son identité : il y aura toujours une part de nous à laquelle nous demeurerons étrangers.
Pour Rimbaud, comme pour la psychanalyse, affirmer que «Je est un autre», c’est reconnaître que notre identité ne se réduit pas à notre moi conscient. C’est admettre qu’il existe en nous des forces obscures, des pensées et des désirs qui échappent au contrôle de la raison et de la volonté. « Le moi n’est pas maître en sa demeure » renchérira Freud. Car le sujet est habité, travaillé par un Autre, cet inconscient qui parle en lui à son insu.
Ainsi l’intuition poétique rimbaldienne annonce avec une étonnante prémonition la découverte freudienne de l’inconscient. Notre psychisme est divisé, clivé entre des instances conflictuelles : le Ça pulsionnel, le Surmoi moral, le Moi qui tente, cahin-caha, de concilier ces exigences contraires. Notre «Je» n’est que la partie émergée de l’iceberg, sous laquelle s’étend l’immense continent de l’inconscient.
Toutefois, Rimbaud ne fait pas que pressentir l’inconscient freudien. Il entrevoit aussi son lien intime avec le langage. En affirmant «On me pense», Rimbaud entrevoit la découverte lacanienne du «parlêtre». Cette notion capitale est posée comme tentative pour saisir la manière dont le langage et l’inconscient interagissent pour former l’identité du sujet pensé. La gageure de Rimbaud, pourrait-on dire, aura été de saisir une parole autre, nouvelle, affranchie des normes, codes et carcans imposés par la société.
Ainsi, «Je est un autre» n’est pas qu’une formule poétique. C’est aussi une vérité existentielle, qui touche au plus profond de la condition humaine. Elle nous rappelle que notre identité n’est jamais donnée, acquise une fois pour toutes. Celle-ci demeurera une interrogation, une quête sans fin. Notre identité est toujours en devenir, toujours à construire et à reconstruire dans la rencontre avec l’altérité, qu’elle soit extérieure ou intérieure. Nous sommes invités, si nous le désirons, à entrer dans cette aventure exigeante, parfois effrayante, mais qui seule peut nous ouvrir à la vérité de notre être.

Tout comme la cure psychanalytique, la poésie de Rimbaud se veut ainsi une plongée dans les profondeurs du psychisme, une exploration des territoires inconnus de l’âme. Elle cherche à donner voix à ce «Je» étranger qui nous habite, à traduire en mots les visions et les sensations indicibles qui surgissent des tréfonds de l’être
La psychanalyse est ainsi redevable à Rimbaud : plus qu’un précurseur, le poète apparaît comme un véritable visionnaire. Avec une acuité extraordinaire, il a su capter les mouvements souterrains qui agiteraient la subjectivité moderne, les forces obscures qui allaient bientôt faire irruption sur la scène de la pensée.
Sa formule «Je est un autre» résonne comme une prophétie, annonçant les bouleversements à venir dans notre compréhension de l’humain. Elle ouvre un horizon nouveau, où le sujet n’est plus ce point fixe et transparent, mais un être de faille et de manque, travaillé par l’inconscient et le désir.
Rimbaud nous invite à une aventure vertigineuse, celle de la découverte de notre propre étrangeté. Il nous appelle à plonger dans les abîmes du «Je», à affronter cet Autre qui nous habite et nous déporte sans cesse hors de nous-mêmes.
Car c’est bien de vérité qu’il s’agit chez Rimbaud, comme plus tard chez Freud. La vérité du sujet, qui ne se laisse saisir que dans les déchirures du sens, dans les fulgurances de la parole poétique ou dans les méandres de la libre association. Vérité insoumise, insurgée, qui fait éclater les évidences et les certitudes.
«Je est un autre» n’est pas un constat résigné, mais un cri de liberté. Liberté du sujet qui s’arrache aux illusions du moi, qui s’aventure au-delà des frontières de la conscience. Liberté du poète comparé par Sarah Cohen-Scali à Prométhée, le «voleur de feu», qui transgresse les normes du langage pour dire l’indicible. Liberté de l’homme qui ose affronter sa propre énigme, et qui trouve dans cette confrontation la source d’une perpétuelle renaissance.
Par-delà les siècles, Rimbaud a tendu la main à Freud ainsi qu’à Lacan. Le poète et le psychanalyste se rejoignent dans une même quête de vérité, dans un même désir d’explorer les territoires obscurs de la psyché. Ils nous invitent à un voyage au bout de ce « Je » qui n’en finit pas de nous échapper et de nous surprendre.
«Je est un autre» : formule prodigieuse, qui ouvre les portes de l’inconscient et qui libère les pouvoirs du langage. Formule qui n’a pas fini de nous interroger, de nous troubler, de nous émerveiller. Car c’est notre propre mystère qu’elle met en lumière, c’est notre propre altérité qu’elle nous révèle. Et c’est en embrassant cette altérité, en faisant nôtre cet Autre qui nous habite, que nous pouvons enfin devenir nous-mêmes.
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