Bernard Fournier, le pèlerinage beethovénien vers la Lumière

Fruit de deux décennies de recherche musicologique minutieuse, le nouvel ouvrage de Bernard Fournier, intitulé La Missa Solemnis de Beethoven. Immanence et transcendance, décortique l’architecture musicale de cette messe monumentale et explore le message spirituel de Beethoven, tourné, d’une part, vers Dieu et la transcendance et, d’autre part, vers une humanité fraternelle pour laquelle il demande la rédemption et la paix.
Dans le royaume des musiques d’art, les académiciens pullulent. Il y a ceux qui demeurent impassibles, embourbés dans un académisme rigide, un intellectualisme alambiqué et des théories aussi fantaisistes que futiles. Et puis, il y a les autres. Les passionnés, dit-on. Ceux animés par une mission, voire une vocation, comme si leur vie en dépendait. Cette infime minorité insuffle ainsi une fraîcheur bienvenue et une pertinence revigorante à un domaine très souvent enlisé dans ses propres dogmes. Bernard Fournier fait partie de ces derniers. Son approche pragmatique de la musicologie offre une perspective novatrice, loin des démarches hermétiques adoptées par ses pairs. En alliant érudition et éloquence, cet éminent spécialiste de l’œuvre de Ludwig van Beethoven (1770-1827) et du Quatuor à cordes dévoile aux esprits avides les richesses intrinsèques de la musique d’art occidentale.

Émotion quintessenciée


Son engagement fidèle envers l’exploration et la dissection fignolée de l’œuvre du maître allemand se manifeste à travers un vaste corpus d’études et de publications s’étalant sur plus d’un demi-siècle. Dans ses écrits, Fournier arrache au passé ses lueurs humanistes et infuse une lumière passionnante à d’éternelles partitions, dont le génie de Bonn est le cœur battant. On y ressent alors le frisson de l’émotion quintessenciée. Après avoir enrichi la bibliothèque musicale avec, entre autres, ses trois imposants volumes de LHistoire du quatuor à cordes (2000, 2004 et 2010), Le Génie de Beethoven (2016) et Beethoven et après (2020), tous édités chez Fayard, le musicologue français publie récemment une somme impressionnante de 494 pages, intitulée La Missa Solemnis de Beethoven. Immanence et transcendance.
Couronnement de près de deux décennies de recherches approfondies et d’analyses rigoureuses, publiées entre 2006 et 2020 dans les colonnes de la revue de l’Association Beethoven France et Francophonie, ce nouvel opus constitue le premier volume d’une collection consacrée à la musicologie, publiée aux éditions de l’Institut du Tout-Monde. Avec une minutie d’orfèvre et la verve d’un conteur chevronné, Fournier scrute puis décortique «la plus grande œuvre» beethovénienne, telle que décrite par le compositeur lui-même dans une lettre datée du 5 juin 1822 et adressée à l’éditeur Peters. Il met ainsi en lumière ce dialogue mystique entre Beethoven et Dieu, «un dialogue où se manifestent à la fois sa détresse de pécheur et son aspiration au salut au sens large, où s’exprime tension entre foi et doute, entre sentiment d’abandon à Dieu et d’abandon de Dieu, où la prière se fait tour à tour glorification ou déprécation, humble supplication ou ardente revendication», explique l’auteur dans un entretien accordé à Ici Beyrouth.

De déception et de fascination


Fournier évoque avec nostalgie son tout premier contact avec la Missa Solemnis lors d’un concert mémorable dirigé par Carlo Maria Giulini (1914-2005) au Palais des Congrès en 1976. Il confie avoir été initialement déçu par cette œuvre magistrale. «Et malgré les disques de Karajan et Klemperer que j’avais acquis, je ne suis jamais arrivé à ‘entrer’ dans cette œuvre», reconnaît le musicologue octogénaire. Il a donc fallu de nombreuses années avant qu’il ne parvienne à appréhender pleinement la grandeur de cette œuvre emblématique. Un tournant décisif se produit, en 1993, après sa soutenance de thèse, intitulée Beethoven et la modernité: «Bien que les 1.827 pages de mon manuscrit (NDLR, 1827 étant l’année de décès du compositeur allemand), contiennent peu de références à cette messe, ma directrice de thèse, Éveline Andréani, m’a tout de même proposé de traiter, pour les étudiants de l’Université Paris 8, une des questions d’agrégation qui portait sur la musique religieuse de 1770 à 1830 avec comme œuvre de référence la Missa Solemnis», raconte Fournier, le sourire aux lèvres.
Depuis, il s’est plongé corps et âme dans l’étude de cette œuvre si complexe, examinant dans le plus grand détail les mécanismes de son fonctionnement et approchant de plus près le sens qu’elle véhicule, son «contenu de vérité», pour reprendre l’expression du musicologue allemand, Theodor Adorno (1903-1969). «Porté par certains aspects de la philosophie postkantienne qui cesse de penser le monde à partir de Dieu et part au contraire de la finitude humaine pour le penser et, à partir de là, postuler Dieu, Beethoven conçoit la Missa Solemnis comme un dialogue entre immanence et transcendance, entre l’homme – un être contingent, en proie à un questionnement sans réponse – et Dieu, omniscient, omnipotent et éternel», explique le conférencier. Dans ce dialogue qui fait appel à tout un éventail de modalités expressives, Beethoven met ainsi en jeu tous les ressorts de sa spiritualité.

Tiare de pape


Selon Fournier, la Missa Solemnis demeure une des œuvres les plus magistrales de Beethoven, celle pour laquelle il a consacré le plus de temps et d’énergie. Il y a investi davantage que dans Fidelio dont le compositeur affirmait qu’il lui vaudrait «une couronne de martyr». «Plus qu’une couronne de lauriers, c’est la tiare de pape de la musique religieuse que vaudrait à Beethoven la Missa Solemnis», souligne-t-il avec un brin d’humour. Et d’ajouter: «Composer une messe était pour lui, à ce moment-là de sa vie, un enjeu capital, une mission spirituelle qu’il accomplissait avec un rare niveau d’exigence. Il faut dire qu’à cette époque, les pensées de Beethoven étaient profondément imprégnées de l’idée de Dieu, comme en témoignent ses Carnets intimes.» En outre, sa relation à Dieu le Père avait pris aussi «une tournure fantasmatique». «Cette première des trois instances divines était devenue, après maints déboires, désillusions et déceptions, le ‘père de substitution’ idéal qu’il cherchait depuis son enfance ravagée par un père brutal et alcoolique qui l’avait maltraité», poursuit-il.
Dans son essai, Bernard Fournier met en lumière l’originalité de cette messe, qui se distingue par son caractère peu orthodoxe et qui, de surcroît, s’éloigne des conventions catholiques habituelles. Sur un plan purement musical, il précise qu’elle s’écarte des sentiers battus en ne se conformant ni à l’esprit de la sonate qui «règne en général sur l’écriture beethovénienne», ni au style liturgique catholique traditionnel. Cette exploration passionnante de la singularité de cette Grande messe amène naturellement à examiner la «relation» qu’entretient l’auteur avec le «sourd qui entendait l’infini»: «Ma relation à Beethoven est de l’ordre de l’amour-admiration, elle ne relève pas de l’amitié. Avec lui, je suis face à un être supérieur, un géant, dont l’œuvre et la vie sont exceptionnelles», note-t-il, clairement ému. Et de conclure: «Beethoven est un génie prométhéen doté d’une volonté inexpugnable et de cette générosité humaniste qui le conduit au-delà de ses propres souffrances à vouloir donner la Joie aux Hommes».
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