La galerie Janine Rubeiz, avec son exposition Sagas of Painful Bodies, nous fait découvrir, jusqu'au 31 mai, l’œuvre poignante et inédite de Manar Ali Hassan. Cette artiste et curatrice, dotée d’un master en Arts visuels de l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), a exposé ses tableaux et installations dans plusieurs galeries au Liban et à l’étranger, notamment en Italie, en Espagne, au Japon et en Jordanie.
L’œuvre de Manar Ali Hussain nous plonge d’emblée dans les profondeurs des abysses, celles de la souffrance humaine. L’artiste se nourrit de son propre combat contre la fibromyalgie, maladie auto-immune qui déclenche des douleurs chroniques, pour en faire la substance même de son art. Elle recueille aussi le témoignage de sept femmes atteintes des mêmes symptômes pour dresser une sorte d’autopsie de la souffrance. Elle use de matériaux et supports divers pour tisser son schéma narratif. Elle en fait défiler la trame pour raconter des histoires, celles de la chair mise à l’épreuve.
La sienne propre, celle de sa mère et de sept autres personnes atteintes de la même maladie, celle aussi de la ville de Beyrouth perçue comme un corps martyrisé après l’explosion du 4 août.
Textes, mots et poésie viennent ainsi accompagner une série de dessins à l’encre noire, ainsi que des photos, installations et vidéos. La répétition et la superposition de ces images produisent un langage symbolique et rythmé qui permet de scander la persistance du mal et son acuité. Une sorte de mise en scène où la souffrance se démultiplie pour incarner la condition humaine dans sa dimension universelle et collective.
La douleur prend ainsi corps pour personnifier les nations sacrifiées, faire écho aux tourments des peuples victimes de génocides, de guerres ou de catastrophes naturelles.
Dès l’entrée de la galerie, un personnage façonné à l’aide d’une pile de boîtes de médicaments interpelle le spectateur et suscite son questionnement. À cet effet, l’artiste tente de stigmatiser les sociétés pharmaceutiques qui incitent à la surconsommation afin de maintenir les patients dans leur dépendance et sous leur emprise.
Grâce à des images choc, éloquentes, l’artiste nous incite à l’introspection, à la réflexion profonde, nous plonge au cœur même de notre fragilité afin de la regarder bien en face. Des silhouettes ravagées, aux contours indéfinis, s’impriment sur des pans de toiles qui flottent, suspendues à un fil, tels des linceuls. Des formes en déliquescence, en décomposition, s’inscrivent à l’encre noire sur du papier ou du tissu pour rappeler les fresques antiques rongées par des siècles d’usure. Ces images s’affichent aussi comme des reliques ou des icônes, se déclinent en fragments de corps démembrés portant un code ou une inscription. Une sorte d’inventaire dressé par l’artiste aux fins de traquer la douleur, de la cerner comme une bête féroce pour mieux la dompter ou l’apprivoiser.
L’artiste nous invite toutefois à faire volte-face, à résister à l’aliénation du corps et de l’âme.
En effet, sur des photos, un corps sur un lit semble désincarné, comme fondu dans les draps. En perdant sa substance, il donne l’illusion de s’envoler vers un monde d’abstraction et d’apesanteur. Au paroxysme de la douleur, l’esprit tente ainsi de s’échapper de sa prison de chair. Grâce à l’expression artistique qui permet d’opérer la distanciation et la catharsis, l’artiste affronte le mal qui l’enchaîne en le clouant au pilori. À travers son art libérateur et comme dans un cri: «Tout a changé, mais vous êtes encore là !» l’artiste appelle à prendre conscience de l’urgence du temps qui reste. Elle invite à fraterniser avec la misère du monde, à transformer les peines en levier pour nourrir l’élan créateur et faire face à la pulsion de mort pour faire le choix de la vie!
Un vibrant hommage aux femmes et à la résilience avec Manar Ali Hassan à la galerie Janine Rubeiz, jusqu’au 31 mai 2024.
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