Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Ces formules lapidaires, souvent provocantes, ouvrent des perspectives inédites sur les méandres de la psyché humaine. En décryptant ces citations avec rigueur et pédagogie, nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
«Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? Généralement, ce qu’il voit, c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit.» Donald W. Winnicott
Contrairement aux idées courantes dans certains milieux selon lesquelles le nourrisson n’est rien d’autre qu’une éponge passive, il est, dès la naissance, en quête d’interaction, de communication et d’attachement. Et c’est d’abord dans le regard de sa mère qu’il va pouvoir initier une rencontre essentielle à son développement somato-psychique. Comme l’a magnifiquement écrit le psychanalyste Donald W. Winnicott, «la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit». En d’autres termes, le bébé voit dans les yeux de sa mère le reflet de la reconnaissance de sa propre existence.
Winnicott va encore plus loin en affirmant que «dans le développement affectif de l’individu, le précurseur du miroir est le visage de la mère». Bien avant de pouvoir se reconnaître dans une glace, le nourrisson découvre donc, dans le regard maternel, les pensées et les sentiments qu’il suscite en elle. Et ce qu’il y voit provoquera en lui des répercussions fondamentales pour son présent et son avenir.
Si la mère est désirante, c’est-à-dire accueillante, disponible et à l’écoute des besoins et désirs de son bébé, son regard incarnera un miroir d’amour, d’acceptation et de bienveillance. À travers lui, le bébé se sentira aimé, vivant et créateur. Il se découvrira comme un être unique et précieux.
Ce regard bienveillant, accompagné de mots tendres et aimants, est primordial, car il permet au bébé de construire peu à peu son «self», c’est-à-dire son sentiment d’être une personne à part entière, vraie, distincte progressivement de sa mère. C’est grâce à ce précoce rayonnement d’amour que le bébé pourra développer sa confiance en lui et en sa capacité d’aimer et à être aimé.
La psychanalyste Françoise Dolto rejoint Winnicott lorsqu’elle insiste, elle aussi, sur l’importance de ces premiers échanges entre la mère et l’enfant. Pour elle également, «c’est le regard de la mère posé sur l’enfant qui lui permet d’exister». Ce regard est comme une «nourriture affective» indispensable au bon développement somato-psychique du bébé.
Car, bien au-delà d’un simple reflet, le regard maternel est un véritable organisateur psychique pour le bébé. Les travaux de la psychanalyste Geneviève Haag montrent que la communication par les échanges visuels précoces participe à la construction du Moi corporel de l’enfant. En se voyant dans les yeux de sa mère, le bébé commence à percevoir les limites de son corps et à différencier son espace interne de l’espace externe ou, comme le dit Winnicott, son moi de son non-moi. Le regard maternel aide ainsi le nourrisson à se construire comme un être unifié et cohérent.
Mais que se passe-t-il lorsque le regard maternel est absent, rejetant ou défaillant ? Winnicott a étudié les situations où le visage de la mère ne renvoie pas au bébé une image aimante et chaleureuse. C’est le cas, par exemple, de mères déprimées, repliées sur elles-mêmes et non disponibles affectivement pour leur enfant. Le nourrisson a alors le sentiment de ne pas exister pour sa génitrice comme pour lui-même. Ce «miroir brisé», comme le nomme Winnicott, est extrêmement entravant pour la construction somato-psychique du bébé. Privé de son acceptation et de sa reconnaissance, il pourra avoir le sentiment de ne pas être «réel», de ne pas avoir de valeur ou même d’identité stable. Ces failles dans le regard maternel initial peuvent laisser des traces durables et profondes. Winnicott les relie notamment à certaines pathologies, telles les personnalités «en faux self», qui se construisent une identité artificielle, coupée de leurs émotions profondes.
Le psychanalyste René Spitz a lui aussi montré les effets dévastateurs de la carence affective précoce, notamment dans ses travaux sur l’hospitalisme. Les bébés privés de relations chaleureuses et de regards aimants présentent de graves retards de développement, tant physiques que psychiques.
Pour autant, il ne s’agit pas de culpabiliser les mères comme on peut parfois en faire le reproche à la psychanalyse. Car ces mères ont probablement elles-mêmes connu des détresses psychiques dès leur plus jeune âge. La maternité, en effet, réactive, chez la femme, ses propres expériences infantiles et les carences qu’elle a pu vivre. Devenir mère implique donc de revisiter son histoire et de dépasser certaines blessures pour devenir capable d’offrir, à son tour, un regard aimant à son enfant. Winnicott insiste sur le fait qu’il s’agit d’être une mère «suffisamment bonne» et non une mère parfaite qui, d’ailleurs, n’existe pas. L’important est, au départ, d’avoir désiré, avec le père, un enfant issu de l’amour du couple, puis d’accepter, avec humilité, sa condition d’apprenti parent, apprentissage qui ne s’arrêtera jamais.
Être parent est un accommodement permanent. De fusionnels les premiers mois, le regard maternel ainsi que la relation mère-enfant doivent savoir évoluer en fonction des besoins d’autonomie et d’indispensables et graduelles différenciations.
C’est dans les yeux maternels, premier miroir de soi, que tout commence, pourvoyeurs d’un amour qui constituera notre socle, nous construira et nous portera. Mais il est tout aussi nécessaire, une fois ce regard et cet amour maternel permanent intériorisés, d’apprendre à ne plus ressentir, à l’âge adulte, la nécessité de rechercher le sens de son existence dans le regard des autres. Parce que la capacité à s’aimer soi-même tout comme celle de croire en sa propre valeur en seront, alors, devenus indépendants.
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