Qui s’en souvient? Ahmad Saïd avait accaparé, le matin du lundi 5 juin 1967, le micro de Sawt al-Arab (Voix des Arabes), organe de diffusion de la radio émettant du Caire. La guerre des Six Jours venait de se déclencher. Les nouvelles de l’attaque israélienne, qui avait pris pour cible principale les aéroports militaires de la République arabe unie, ne cessaient de nous parvenir. Et l’histrion qu’était ce commentateur nous rassurait quant à l’issue de la bataille et nous assénait des communiqués triomphants: la chasse aérienne de son pays était en train d’abattre par dizaines les avions ennemis. En fait, ce n’était là que contrevérités: ledit Ahmad Saïd nous annonçait des victoires factices et ponctuait ses éructations du leitmotiv «bi azafirikum, bi asnanikum». Dans sa fougue, il nous appelait à poursuivre la lutte «avec nos ongles, avec nos dents»! Les armées arabes devaient donc s’accrocher au terrain et livrer bataille à mains nues contre les avions Mystère de fabrication française qui avaient décimé, aux premières heures du matin, la flotte aérienne de Nasser, composée de MiG et de Sukhoï soviétiques. Les propos tenus étaient pathétiques et illustraient plus un retour à l’état de barbarie ou Jahiliya qu’une attitude rationnelle face à un ennemi technologiquement supérieur.
Qui aurait cru que plus de cinquante ans plus tard, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, allait user de la même figure de style pour dire sa détermination à prendre Rafah coûte que coûte, contre le gré de Washington. Ayant appris que l’administration américaine allait lui restreindre les fournitures militaires au cas où il prendrait d’assaut ce dernier bastion palestinien, il n’a pas rétropédalé, mais plutôt émis le vœu que les Israéliens allaient tenir le coup et «combattre avec leurs ongles». Curieux phénomène que ce mimétisme à l’ère du numérique!
Seul contre tous!
Pour l’Israël de Netanyahou, il n’y a pas de ligne rouge américaine. Ce qui est faux! Washington, le pourvoyeur d’armes, de soutien financier et d’appui diplomatique a toujours pu faire pression sur l’État hébreu et moduler ses actions, quitte à les revoir à la baisse. Mais, en l’espèce, Bibi joue sa carrière personnelle et, d’une bravade à l’autre, compte se maintenir au pouvoir dans la surenchère. Objectivement, sa situation n’est pas enviable. La guerre traîne sans qu’il ait remporté de victoire décisive: son armée n’a pas liquidé les brigades du Hamas, ni alpagué Yahya Sinwar, ni libéré les otages. En revanche, il a rasé Gaza et retourné l’opinion internationale contre son pays. Tout à l’opposé d’Ariel Sharon qui, en 1982, avait fait le siège de Beyrouth et expulsé Arafat et l’OLP vers la Tunisie. Ce qui était appréciable, du point de vue de l’État hébreu.
Netanyahou, quant à lui, ne peut prétendre à un tel succès militaire et risque d’être traité de paria par l’histoire officielle de son pays. Pour avoir manqué de vigilance, pour n’avoir pas vu venir le raid du 7 octobre, 711 soldats et membres des forces de sécurité ainsi que 822 civils israéliens et étrangers sont tombés dans la mêlée(1). C’est une faillite totale dont il devra répondre. Seule une victoire éclatante pourrait lui accorder les circonstances atténuantes devant le tribunal de l’opinion. Alors, il ne peut que crâner pour sortir de l’ornière. Si les États-Unis veulent marchander leur soutien et suspendre la livraison de certaines armes offensives, déclare-t-il, nous tiendrons seuls «si besoin est» et nous nous «battrons avec nos ongles».
Nullement démonté par l’attitude négative de Washington, il prend argument dans le passé de sa nation pour confirmer sa détermination inébranlable: «Lors de la guerre d’indépendance, il y a 76 ans, nous étions le petit nombre face au grand nombre, nous n’avions pas d’armes. Israël souffrait d’un embargo sur la livraison de matériel militaire, mais, avec une grande résolution de notre part, notre héroïsme et l’unité dans nos rangs, nous fûmes victorieux».
Crânerie partagée
Il n’est pas le seul dans ce jusqu’au-boutisme. Yoav Gallant, son ministre de la Défense, n’en pense pas moins. Ayant écarté d’un revers de main les appréhensions américaines, il a déclaré que les ennemis d’Israël ainsi que les «meilleurs de ses amis» doivent comprendre que son pays «ne peut être amené à se soumettre»(2).
Ce morceau de bravoure ou de bravacherie n’est pas pour nous rassurer! Voyez combien le carriérisme d’un responsable ou la vanité d’un chef de guerre peuvent susciter une violence sans fin. Ajoutez à cela que le Hezbollah, qui a pris les Libanais en otages, ne peut être en reste à notre frontière sud. Au risque de perdre la face, il va fournir aux Israéliens le prétexte d’une incursion dévastatrice.
Car, entendons-nous bien, après Rafah, le Liban!
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- Yossi Verter, “Netanyahu boasts about Israel standing alone, then loses America”, Haaretz, 10 mai 2024.
- Ibid.
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