Une génération d'enfants syriens apatrides en pleine expansion au Liban

Ahmad se faufile entre les voitures arrêtées au feu rouge. Il saute de l’une à l’autre, priant les passagers d’acheter la botte de fleurs qu’il agite. Ce garçon de six ans est si petit qu’il peine à atteindre les vitres. Il fait partie des centaines d’enfants de migrants syriens qui travaillent dans les rues du Liban.
Une génération entière d’enfants syriens nés au Liban, depuis que leurs parents ont fui la guerre dans leur pays en 2011, est apatride. Celle-ci est toujours en pleine croissance. Sans actes de naissance ni papiers officiels prouvant leur identité, ces petits sont complètement invisibles aux yeux des autorités.
Selon les données du ministère des Affaires sociales, quelque 250.000 enfants sont nés de familles de migrants et de réfugiés syriens depuis 2015. Rien cependant sur les naissances syriennes entre 2011 et 2015, ni sur le nombre de naissances non enregistrées. Celles-ci représenteraient une majorité.
Maria Assi, directrice exécutive de Beyond, une ONG locale qui milite pour prévenir le travail des enfants, souligne que l’absence de documents officiels est la principale raison de l’augmentation alarmante du nombre d’enfants qui travaillent parmi les Syriens.
«Ils travaillent dans l’agriculture ou dans des garages, collectent des matériaux recyclables dans les poubelles, mendient et font divers autres métiers destinés aux adultes. Ces enfants ne peuvent même pas accéder à l’éducation informelle faute d’être enregistrés et de disposer d’une preuve légale de leur existence», explique Mme Assi à Ici Beyrouth.
La complexité de la procédure d’enregistrement, les frais inabordables qu’elle induit, voire l’ignorance des formalités et l’absence d’actes de mariage des parents, sont autant de raisons pour lesquelles les nouveau-nés syriens ne sont pas enregistrés au Liban.
«De nombreux couples qui se sont mariés au Liban n’ont pas enregistré leur mariage», précise Mme Assi. «C’est particulièrement fréquent dans les camps informels de migrants syriens où les cérémonies religieuses sont organisées par un cheikh local non certifié pour rendre le mariage «halal» (légal selon la religion), mais sans documentation officielle pour prouver cette union», relève-t-elle.
«Une autre raison pourrait être que les parents n’enregistrent pas leurs enfants intentionnellement, car le fait d’être apatride augmente leurs chances d’être acceptés en tant que demandeurs d’asile s’ils parviennent à atteindre l’Europe», ajoute-t-elle.
Mona Fayad, sociologue et professeure de psychologie à l’Université libanaise, rappelle que le monde arabe abrite le plus grand nombre de migrants et d’enfants déplacés par la guerre, souvent privés d’accès à l’éducation et à d’autres droits fondamentaux.
«Nous aurons des générations entières d’analphabètes», avertit-elle. «Ils se retrouveront probablement à faire des travaux non qualifiés ou artisanaux et certains pourraient même se tourner vers la délinquance, tandis que les filles seraient susceptibles d’être poussées vers des mariages précoces».
«C’est notamment le cas pour les enfants de migrants syriens non enregistrés et sans papiers», fait-elle remarquer.
Le Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) a investi du temps et de l’argent pour réduire, autant que possible, le problème alarmant des enfants syriens apatrides, en offrant des conseils juridiques aux parents et en les aidant à effectuer les formalités, même si celles-ci demeurent pour la plupart incomplètes.

Jenny Bjerlestam, spécialiste de l’information, du conseil et de l’assistance juridique au sein du NRC, révèle à Ici Beyrouth que «la grande majorité des enfants syriens ont une sorte de certificat de naissance délivré par un médecin ou une sage-femme, entraînant une augmentation de 36% du nombre de naissances d’étrangers au Liban».
Néanmoins, la démarche qui suit, c’est-à-dire l’enregistrement auprès de l’ambassade de Syrie, est le plus souvent ignorée, notamment par les réfugiés et certains migrants, pour des raisons liées à leur sécurité.
Elle aussi relève les autres obstacles que sont la complexité et les frais des formalités officielles, sans oublier les problèmes de déplacement, le plus souvent liés à la présence illégale des familles dans le pays, au coût des transports ou encore à l’absence de documents d’identité.
Le principal reste toutefois le mariage illégal des parents. Environ 33% des mariages syriens contractés au Liban ne sont pas enregistrés et sont donc non officiels, conformément aux lois libanaises.
«Parmi les Syriens mariés au Liban, 3% n’ont aucun certificat de mariage. Les contrats de mariage établis par des religieux non autorisés sont estimés à 21%. Le reste des unions ont été scellées par des cheikhs autorisés, mais n’ont pas été enregistrées», selon Mme Bjerlestam.
Un cercle vicieux
Les enfants non enregistrés ne pourront pas retourner en Syrie avec leurs familles, ce qui ne laisse à celles-ci d’autre choix que de passer clandestinement la frontière poreuse pour se rendre dans leur pays d’origine.
«Mais là encore, sans papiers, ils n’auront accès à aucun de leurs droits en Syrie. C’est un cercle vicieux. Si leur statut n’est pas légalisé, ces enfants finiront par transmettre leur apatridie à leurs propres enfants», avertit la responsable du NRC.
Selon Mohamad Araji, militant des droits de l’homme et avocat, les ONG locales et internationales s’impliquent de plus en plus pour aider les migrants à légaliser la situation de leurs enfants. M. Araji souligne dans le même temps la gravité de la situation et ses conséquences préjudiciables sur le Liban et sur ces enfants.
«Récemment, certaines ONG se sont investies pleinement dans le processus d’enregistrement, mais elles se trouvent incapables d’assister les enfants qui n’ont pas d’actes de naissance. C’est comme si ces derniers n’existaient pas. De plus, certains nouveau-nés ont été enregistrés de manière chaotique, sous le nom d’un oncle ou d’un proche», explique M. Araji.
Pour contribuer au règlement du problème que pose les naissances d’enfants syriens au Liban, le gouvernement libanais a fait preuve de flexibilité afin d’encourager les parents à enregistrer leurs mariages et leurs nouveau-nés. «Alors qu’initialement, un couple était obligé d’être muni d’un permis de résidence pour pouvoir légaliser son mariage, il suffit aujourd’hui que l’un des deux conjoints le soit pour que leur union soit enregistrée. Parallèlement, des parents ont la possibilité d’enregistrer leurs enfants, passé le délai réglementaire d’un an pour compléter les formalités, sans action en justice.»
Dans le cadre de son programme d’information, de conseil et d’assistance juridique (ICLA), le NRC mène des campagnes de sensibilisation à l’importance des actes de naissance et de mariages, en plus de fournir des conseils juridiques et un soutien aux familles pour effectuer les formalités requises par les lois. Dans certains cas, des employés administratifs sont même envoyés dans les camps informels à cette fin.
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