À l’occasion de la Fête de la musique et du centenaire de la naissance de Samson François, Ici Beyrouth rend hommage au pianiste virtuose qui incarnait, comme nul autre, la liberté.
«Une apparition fantastique, un être d'un autre monde». C'est par ces mots éloquents que l'éminent musicologue Gilles Cantagrel évoque l’un des plus illustres pianistes français du XXe siècle: Samson François (1924-1970). Pianiste libre, il incarnait à bien des égards l’image de l’artiste tourmenté, mais ô combien passionné, insufflant à ses interprétations une fantaisie improvisatrice délibérée. «Si je suis irrégulier, expliquait-il, ça n'est pas du tout par caprice, ni par saute d'humeur, ni même pour des questions de santé, c'est uniquement parce que chaque fois, chaque concert est une aventure.» Ses prestations se démarquaient, en effet, par un brio frappant, percutant même parfois, mais sans faute de goût. Il maîtrisait l’art de faire vivre la musique, d’une part, et son imagination, de l’autre. Préservé de toute pâmoison sentimentale, un discours instinctivement persuasif et coloré ressortait sous ses doigts de poète.
Vie de bourlingueur
Né en 1924 à Francfort-sur-le-Main, François mena une vie de bourlingueur, ballotté à travers l’Europe en raison des impératifs professionnels de son père. Il fit ses premières gammes à l’âge de deux ans, en Italie, avec Pietro Mascagni (1863-1945), une des grandes figures du vérisme musical. Son enfance mouvementée le conduisit à Belgrade, Gênes, puis San Remo, avant que ses parents ne s'installent finalement à Lyon, puis à Nice. Au fil de ces pérégrinations, il parvint à décrocher brillamment deux premiers prix aux conservatoires de Belgrade et de Nice. Son talent attira l'attention d'Alfred Cortot (1877-1962), qui l'incita à poursuivre ses études à Paris avec Yvonne Lefébure (1898-1986) à l'École normale de musique. La pédagogue jugea immédiatement nécessaire d'ordonner son jeu «plein de tempérament» mais désorganisé. En 1938, il rejoignit le Conservatoire de Paris, où il eut pour professeur Marguerite Long (1874-1966), grande représentante de l'école française du piano. «Elle m'a appris à jouer propre», affirma-t-il en reconnaissance envers sa professeure qui le mena au premier prix, en 1940, «à coups de gifles». Sa victoire, en 1943, au concours Long-Thibaud le propulsa sur la scène musicale internationale.
Pianiste imaginatif
«Le premier disque en cire qui m'a été offert était de Samson François, où il interprétait le Concerto n° 2 de Chopin et le Concerto de Schumann, dirigés par Paul Kletzki», se remémore Bruno Rigutto, éminent pianiste français et unique disciple de François, dans un entretien accordé à Ici Beyrouth. Et de poursuivre: «Ce cadeau a été une véritable révélation pour moi. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que je voulais peaufiner mon art auprès de cet artiste». L’ambition de l’adolescent s’annonçait toutefois ardue: ce «drôle de petit diable blond» ne dispensait pas d'enseignement. De surcroît, les professeurs de Rigutto étaient plutôt réticents à l'idée qu'il suive des leçons avec un pianiste «très imaginatif et libre», en contraste avec la rigueur, voire l’austérité préconisée au sein d’un conservatoire supérieur de musique. «Finalement, j'ai réussi à surmonter ces obstacles et à contacter sa femme, Josette Samson François. À cette époque, j’avais 17 ans et je me préparais à participer au concours Margueritte Long», explique le virtuose français.
Samson François accepta alors de rencontrer le jeune pianiste. «Je vous attends à 18 heures», précisa celui qu’on surnommait «Samson de la nuit». Et pour cause! Ce monstre sacré du piano était un noctambule. «Il était encore en pyjama lorsque je suis arrivé. Après avoir attendu un moment, nous avons finalement commencé la leçon, qui s'est prolongée jusqu'à minuit. Je lui ai joué les pièces du concours et j’ai pu bénéficier des enseignements de ce grand pianiste», raconte Rigutto avec un brin de nostalgie. Fort de son talent et des précieux conseils dispensés par son nouveau maître, il remporta un prix lors du concours Marguerite Long à Paris en 1965, suivi d'un autre prix lors du prestigieux concours Tchaïkovski à Moscou en 1966. Et ce n'est rien de moins qu'Emil Gilels (1916-1985) qui présidait le jury! «Samson François est un pianiste qui ne ressemble à personne. Il adoptait dans son apprentissage une approche centrée sur l'image», note-t-il, faisant référence aux paroles de Cortot: «Il (Samson François, NDLR) est très difficile à mener, je n'arrive à le faire jouer qu'en suscitant des images.»
Sens du risque
Dans ses interprétations des œuvres de Frédéric Chopin (1810-1849) et de Franz Liszt (1811-1886), François pense l’harmonie en cultivant un pianisme d’une finesse absolue. Laissant transparaître par moments un tempérament fougueux, voire débordant, ainsi qu'un audacieux sens du risque, il magnifiait toute pièce qu’effleuraient ses doigts en exploitant pleinement toutes les possibilités. Son phrasé intuitif, sa quête délibérée de liberté et sa réalisation technique, jugée parfois dépassée, lui valurent plusieurs critiques mordantes. De ce fait, les puristes pencheraient naturellement pour les interprétations des études de Chopin par Alfred Cortot ou Maurizio Pollini (1942-2024) en raison de leur équilibre plus prononcé. «Il était malgré tout un créateur. De toute façon, on n’avait rien à lui apprendre, car il inventait ce qu’il voulait faire, comme me l'a un jour confié Marguerite Long», fait remarquer Rigutto. La cohérence narrative de François, constamment réinventée, dévoile des sonorités qui bouleversent le confort de l’auditeur et le convie à redécouvrir des partitions qu’il croyait pourtant connaître de fond en comble.
Le piano devient ainsi à l’exemple de son maître: libre. Les diverses humeurs où s'affrontent des ambiances antagonistes, les éruptions rhétoriques, l’onctuosité de la ligne de chant, les rythmes flasques ou endiablés, les phrasés nonchalants ou intaillés, les couleurs harmoniques radicales reflètent la personnalité du virtuose dont le discours pianistique variait au gré de son état d’esprit. «Est-ce ma faute si une salle de concert est toujours pour moi une salle de jeux?», se demandait-il. Ses interprétations de la Ballade no 4 en fa mineur, op. 52, de la Sonate no 2 en si bémol mineur, op. 35, du Scherzo no 2 en si bémol mineur, op. 31, de l'Andante Spianato et Grande Polonaise brillante, de la Polonaise en fa dièse mineur, op. 44 de Chopin ainsi que des deux concerti de Liszt demeurent des monuments musicaux par leurs choix interprétatifs, savamment réfléchis et vécus, ainsi que par leur sonorité plantureuse.
Vision diabolique
Grand interprète du répertoire français de Claude Debussy (1862-1918), notamment les 12 études L. 136 et la Suite bergamasque L. 75, et de Maurice Ravel (1875-1937), notamment Gaspard de la nuit, M. 55 et le Concerto de la main gauche, il infusait dans ces œuvres des nuances infinies de couleur, d’impressions et de degré de pédale. «J'ai souvent participé à une émission de radio, intitulée «Le pavé dans la mare», au cours de laquelle nous devions, avec la partition, écouter plusieurs enregistrements, cinq, d'une même œuvre sans savoir de qui il s'agissait, qui jouait, chantait ou dirigeait», raconte Gilles Cantagrel pour Ici Beyrouth. Un jour, lors d'une de ces émissions animées par Frédéric Lodéon, les quatre spécialistes devaient écouter «à l'aveugle» le Concerto en sol majeur de Ravel. «Cinq versions étaient habituellement diffusées anonymement. Et puis, ce jour-là, il y eut une sixième version, puisque ce concerto est assez court. Nous avions le temps de mériter une surprise», explique le musicologue. Il poursuit avec émotion: «Là, d'un coup, je fus sidéré: un interprète génial, une vision diabolique, saisissante, qui faisait oublier tout ce que nous avions précédemment entendu. Tout un monde de contrastes, imprévisible, nocturne, qui nous faisait frémir. Prodigieux. C'était Samson François. J'étais bouleversé».
Épris de liberté autant dans sa musique que dans sa vie personnelle, Samson François a sillonné le monde, passant par la France, l’Angleterre, l’URSS en 1956, le Japon et la Chine en 1964, où il fut le premier artiste occidental invité. Cependant, sa vie tumultueuse et son penchant pour la nuit et la mort ont précipité la sienne d’un infarctus du myocarde, le 22 octobre 1970, alors qu’il enregistrait les Études de Debussy. Il demeure une éternelle leçon de liberté et de vie.
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