Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
«Je pense là où je ne suis pas, donc je suis là où je ne pense pas.»
Cette citation de J. Lacan, extraite de ses Écrits (1966), nous apparaît autant paradoxale qu’énigmatique, comme nous avons pu le constater de nombreuses fois déjà avec d’autres de ses aphorismes.
Cette citation opère une subversion du cogito cartésien, le célèbre «Je pense, donc je suis», qui place la raison au fondement même de tout discours. Mais pouvons-nous vraiment prétendre à l’objectivité, à la rationalité lorsque nous nous exprimons en tant que «parlêtre»? Par sa citation, Lacan, encore une fois, bouscule nos certitudes et remet en question le discernement même de notre identité.
Pour Descartes, si je pense, alors je ne dois pas douter de mon existence. Ainsi, ce qui fonde mon être, mon identité, c’est ma pensée consciente. Je suis donc un sujet rationnel, au clair avec ce qui traverse mon psychisme. Mais c’était sans compter sur la découverte de l’inconscient par Freud que Lacan viendra approfondir pour bouleverser radicalement ce credo.
Dans son point de vue topique, Freud énonce que le Moi d’un sujet représente la partie consciente de son psychisme, celle qui interagit avec la réalité extérieure. Elle est sous l’influence des normes socioculturelles, des attentes de l’autre et des rôles que la société nous assigne.
Lacan complexifiera encore plus l’approche de la psyché et de l’identité humaines en affirmant, par la suite, «là où Moi était, ‘Je’ doit advenir». En d’autres termes, le Moi individuel n’est qu’un semblant, un leurre, une identification à l’image par laquelle l’autre me fait exister et à laquelle je me soumets. Or, un sujet ne saurait se réduire à cette image qui le prive de sa subjectivité propre, ignorant qu’il est régi par son inconscient, par un «Je» à conquérir, un «Je» lié au langage donc à l’inconscient et à la dimension symbolique. Ce «Je» est parlé par un discours qui lui échappe, le rendant sujet de l’inconscient, subverti, bien éloigné de l’identité socioculturelle standardisée.
Prenons la première partie de la citation: «Je pense là où je ne suis pas.» Cela signifie qu’une part fondamentale de mon être existe, mais là où je ne pense pas de façon consciente et rationnelle parce qu’en réalité, mon Moi conscient n’a pas de place dans un inconscient qui m’habite et me dépasse.
Deuxième partie de la citation, «je suis là où je ne pense pas»: mon être véritable ne se réduit pas à ma conscience réflexive. Je suis, pour moi-même, un autre, étranger, un être divisé, que la raison est impuissante à saisir.
Il n’est pas exagéré de dire que, par cette formule, Lacan effectue une véritable révolution copernicienne qui fait du Moi conscient un simple satellite qui tourne autour d’un inconscient incandescent!
Lacan enfonce encore le clou en allant plus loin, avec un de ces jeux de mots dont il a le secret: «Je pense donc je jouis», en faisant résonner «je suis» avec «je jouis», car, pour lui, l’être du sujet, son noyau intime, est une jouissance inconsciente. Autrement dit, et comme nous l’avons déjà vu, nous sommes des êtres de désir, traversés par une quête de satisfaction qui nous échappe largement, le sexuel infiltrant notre psyché beaucoup plus que nous voulons l’admettre. Échappant au muselage que le Moi ou le Surmoi cherchent à nous imposer, la voix de notre inconscient se fait entendre à travers ses formations: les rêves, les symptômes, les actes manqués, tels que nous les avons décrits dans notre précédent article.
Lorsqu’un patient, par exemple, nous informe qu’en venant à sa séance il a emprunté un autre itinéraire qui l’a retardé, nous l’invitons à tenter de saisir la signification de ce message que son inconscient nous fait parvenir.
Un autre exemple du surgissement de l’inconscient chez un politicien français: en 2021, le président Macron, discourant sur l’épidémie du Covid, déclare: «On va vivre avec le violon», au lieu de «on va vivre avec le virus». Son lapsus est venu démentir une attitude qui veut apparaître maîtrisée, rassurante quant aux ravages du virus, révélant en réalité qu’il n’est que semblable à ses citoyens qui, cloîtrés chez eux, apeurés, se vivent comme en prison (en argot, violon signifie prison).
Mais alors, peut-on se demander, c’est quoi finalement le sujet pour Lacan? C’est un être dont les yeux se décillent, un être toujours en manque, incomplet, qui cherche désespérément à combler un vide existentiel. Au cours de notre histoire, nous nous identifions à des modèles que la société nous propose ou nous impose afin de nous persuader d’une certaine consistance. Mais ce ne sont que des béquilles imaginaires qui masquent notre division, notre «manque-à-être» comme dit Lacan.
En tant que sujet, nous sommes le jouet de nos pulsions, parfois le pantin de nos répétitions toxiques. Il nous arrive parfois de nous empêtrer dans des schémas de jouissance destructrice, dans des relations amoureuses impossibles.
Nous sommes, en définitive, un sujet toujours mouvant, insaisissable pour soi, aussi bien que pour les autres, un sujet qui échappe à toute définition figée. Nous croyons être maîtres de notre histoire, mais celle-ci nous précède et nous dépasse. Nos pensées conscientes, rationnelles, ne sont que la pointe émergée d’un gigantesque iceberg inconscient.
Comme c’est souvent le cas avec Freud et Lacan, nous sommes invités à faire preuve d’humilité face à la complexité du psychisme humain, à accepter que notre «Je» n’a pas toujours le premier ni le dernier mot. Ce n’est qu’en déchiffrant les messages de notre inconscient que nous pouvons approcher une vérité plus profonde sur nous-mêmes.
La cure psychanalytique est justement l’occasion à saisir si l’on désire apprendre à lire entre les lignes de nos éprouvés et de nos pensées pour entendre ce que notre être nous dit à notre insu. Afin de saisir que le lieu où je pense me trouver est un leurre normatif qui masque mon être véritable, un lieu qui m’est offert pour mieux museler mon inconscient. La psychanalyse nous offre la possibilité, non de renforcer notre Moi conscient et nivelé, mais de reconnaître notre division subjective afin de nous émanciper des répétitions délétères auxquelles nous sommes parfois addictés.
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