À la Fondation Charles Corm, Élie Barrak réinvente les classiques, mariant avec brio et panache les différents styles musicaux. Ce concert inaugural, intitulé «Il était une fois… à Beyrouth», a offert une réflexion poignante sur l'état actuel de la scène musicale au Liban.
À l’aune de la mondialisation, la création musicale authentique semble, de plus en plus, étouffée au profit d'une pensée unique, dictée par les tendances globales et les intérêts commerciaux. Au Liban, sous le voile d’une certaine résilience culturelle, tous les artistes sont mis sur un même piédestal: les bons, les moins bons, les médiocres et les mauvais. Plus aucune nuance. Plus aucun discernement. Tout regard critique, qui autrefois assurait la continuité des arts, est désormais stigmatisé et réprimé. Ainsi, penser à contre-courant relève presque du blasphème. «C'est ce que veut le public», s'empressent de proclamer les partisans de la musique de variété de mauvais aloi, en reprenant à leur compte cet adage égyptien. Quelques rares musiciens refusent, tout de même, de se prêter à un tel jeu infâme, demeurant inébranlables dans leur foi dans les valeurs musicales. Le pianiste et compositeur Élie Barrak en fait partie.
Architecture mélodico-harmonique
Gardienne de ces idéaux artistiques, transmis de père en fils, la Fondation Charles Corm inaugure, le 25 juin, sa toute première saison musicale avec un concert intitulé «Il était une fois… à Beyrouth», donné par le musicien libano-britannique et son groupe. Ce soir-là, la salle affiche complet, attirant à la fois des mélomanes séduits par la promesse d'un concert de qualité et des néophytes en quête de découvertes. Bien que le répertoire mette en avant des compositeurs de musique d'art occidentale, il ne s’agit nullement d’un concert de musique (dite) classique. En effet, Élie Barrak emprunte l'architecture mélodico-harmonique d'œuvres classiques connues par le grand public et les adapte aux techniques de construction du discours musical d'autres genres, tels que le jazz, le funk et le hip-hop. Dans le langage musicologique usuel, cette pratique est désignée sous le terme d'écriture musicale, qui implique la composition ou l’arrangement de morceaux «dans le style de» compositeurs ou genres musicaux.
Souffle d’improvisation
La soirée s’ouvre avec des pièces formellement cadrées. L'interprétation jazz de l'Air sur la corde de sol de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) donne d’emblée le ton, sans pour autant révéler l’effervescence qui s’emparera progressivement du quintette formé d’Élie Barrak au piano, d’Angela Hounanian au violoncelle, de Charbel Bou Antoun au violon, d’Élie Chemaly à la basse et d’Alberto Kassabian à la batterie. Cependant, à mesure que le temps s'écoule et que les musiciens se laissent emporter par leur art, une brise légère d'improvisation commence à se manifester. Elle sera particulièrement perceptible dans les arrangements créoles de L’amour est un oiseau rebelle de l’opéra de Georges Bizet (1838-1875), dans la Gnossienne no 1 en fa mineur d’Erik Satie (1866-1925), la Valse de la Suite de jazz no 2 de Dmitri Chostakovitch (1906-1975), Cinema Paradiso d’Ennio Morricone (1928-2020), mais également des compositions du pianiste lui-même.
Ce souffle initial se transforme subitement en un vent puissant et dynamique. Les mélodies structurées laissent aussitôt place à des variations spontanées, où la créativité des interprètes prend le dessus et se déploie librement. Les frontières entre composition préétablie et folie improvisatrice s'estompent, notamment dans l’arrangement funk de la chanson rahbanienne, Ass’is Wara’. Un hommage poignant dédié tant à Assi Rahbani (1923-1986) qu'à Élie Choueiri (1939-2023). Les solistes, en l’occurrence Barrak, Bou Antoun, ainsi que deux jeunes invités, Yves el-Boueiz au nay et Ibrahim Dib au riq, atteignent un état d’extase musicale qui laisse sans voix. Ce moment déchirant hantera l’auditoire jusqu’à la fin du concert. Et bien après. Le programme se poursuit avec une dernière série d’arrangements, désarmants d’ingéniosité, d’œuvres de J.-S. Bach, de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), de Ludwig van Beethoven (1770-1827), de Johannes Brahms (1833-1897) et de George Gershwin (1898-1937).
Par le biais de son art, Barrak nous fait entrevoir l'éternité, frôlant par moments la quintessence de la beauté musicale avec une énergie débordante qui exalte chaque aspect de sa musique. À l'issue de ce concert, une réflexion s'impose : ne serait-il pas temps de valoriser davantage les pianistes authentiques et talentueux à l'image d'Élie Barrak ? Il est important d'offrir une scène juste et méritée à ces véritables artistes qui, par leur maîtrise et leur sensibilité, font honneur à leur instrument et à la musique.
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