Irina Brook, Camille, Carolyn Carlson, sont les héroïnes de ce livre d’entretiens d’Audrey Fella, spécialisée dans la relation entre les femmes et le sacré. Elle restitue la parole de chacune de ces créatrices, issues du théâtre, de la chanson ou de la danse. Toutes les trois apparaissent liées au spectacle vivant, mettent l’accent sur l’être, et se confient sur leur vie intérieure. Le fil rouge des entretiens est axé sur cinq points principaux: «chercher, apprendre, être, devenir et transmettre». L’intelligence et la sensibilité les animent, et donnent lieu à une «spiritualité féminine pragmatique et engagée, aimante, non dogmatique et initiatique». Ce double mouvement, qui réside dans la spiritualisation de la matière et matérialisation du spirituel, les caractérise. La journaliste interroge chez ces trois femmes trois types de création, charnelle, spirituelle et artistique.
Carolyn Carlson, «la poétesse de la danse», reçoit son intervieweuse dans une vaste pièce lumineuse, épurée, dans laquelle une grande calligraphie réalisée par la photographe occupe l’espace. Son sujet? Un motif traditionnel de la calligraphie japonaise qui revêt la forme d’un grand cercle noir, l’ensô. Ce cercle, tracé d’un seul geste, invite à la méditation et au retour sur soi. Il place l’entretien sous le signe du calme et de la profondeur. L’artiste elle-même impressionne Audrey Fella par sa présence à l’autre et sa capacité d’être «dans l’ouverture au cœur.» Elle ne toise pas son interlocutrice. Née en 1943 en Californie, mais d’origine finlandaise, elle a commencé par la danse classique avant de découvrir la danse contemporaine, devenant soliste dans la compagnie d’Alwin Nikolais, mais aussi un certain nombre de disciplines asiatiques, en lien avec le bouddhisme zen, arts martiaux, haïkus, calligraphie. En 1971 elle part à Paris, avant de créer en 1972 son premier spectacle, Rituel pour un rêve mort, un mélange de poésie, spiritualité et philosophie représenté à Avignon. Sa carrière et ses chorégraphes présentées dans divers endroits du monde lui valent en 2006 le Lion d’or de la biennale de danse de Venise. Elle est marquée par une série de projets et d’événements aussi riches que prestigieux.
Dans un des entretiens la chorégraphe se réfère aux écrits de Jacques Lusseyran, un résistant français devenu aveugle à huit ans, qui dénonce la pollution de notre regard. Son handicap lui a permis d’éprouver le monde à travers les vibrations émises par les objets, les fleurs, les minéraux, et de trouver en lui-même une autre source de lumière, de vie et d’amour. «Apprendre à voir le monde depuis l’intérieur et comprendre qui l’on est réellement est important.»
La poésie, l’invisible, l’amour peuvent y contribuer. La danse notamment possède des accointances avec l’invisible, et son travail de danseuse se concentre sur cette question. Carolyn Carlson évoque ses souvenirs d’enfance, en particulier les vacances chez ses grands-parents qui la mettaient en contact avec la nature, où elle se baignait nue, sans tabou. «Le spirituel n’est pas séparé du matériel, ni l’ordinaire, des merveilles de l’univers», dit-elle.
La danseuse retrace enfin son chemin spirituel, jalonné par le Yi King, le bouddhisme zen, à la découverte d’une mystique en relation avec la force de vie, «qui est issue de la conscience cosmique». Elle l’a trouvée au cours de ses spectacles, et avec son maître Alwin Nikolais, qui l’a éveillée à la philosophie et aux concepts de la danse contemporaine. Elle décrit en particulier l’expérience d’un solo, qui lui procure une «sorte d’extase», la faisant goûter à un éclair d’éternité, que les bouddhistes appellent «le silence du tonnerre», sensation aussi lumineuse que numineuse. Son ancien compagnon John Davis lui a fait découvrir la philosophie, puis René Aubry et son amie Maud Bigiani confrontée à des épreuves difficiles, l’ont également inspirée ; la littérature et la rencontre d’artistes ont aussi permis de façonner sa spiritualité. Quant à la naissance de son fils Aleksi, elle a «transformé merveilleusement sa vie et son art, définis comme 'poésie visuelle'». Le réalisateur Charles Picq la voyait comme une chamane. Elle adhère à cette conception: «Je ne pense pas à une idée, je suis plutôt illuminée par elle. De plus, je me sens parfois en relation avec une force cosmique, invisible, qui m’emplit et me vide de moi-même.»
Irina Brook est la fille du metteur en scène Peter Brook et de l’actrice Natasha Parry. Après une brillante carrière au théâtre Irina, qui rêve de créer son propre lieu de travail, le Dreamtheatre, et aspire à rencontrer un guide spirituel, s’installe à la campagne dans le sud de l’Angleterre et se nourrit de textes de quelques maîtres de sagesse; à partir de 2020 elle revient à la mise en scène. Elle a fondé le festival Shakespeare de Nice et aidé un groupe d’élèves issus de collèges difficiles à créer des vidéos sur Shakespeare. Pour elle, les problématiques du dramaturge anglais reflètent celles du monde actuel, ce que confirment ses diverses expériences professionnelles.
Pour Irina Brook, l’œuvre de Shakespeare, universelle et intemporelle, manifeste une grande compréhension de la spiritualité, l’humanité et les religions. Plus mystiques que religieuses, ses œuvres reflètent une étonnante compassion pour ses personnages. Elle-même a pris conscience, dès son enfance, de la théâtralité de la liturgie orthodoxe, dont les cérémonies la ravissaient. L’émerveillement suscité par la Pâque russe s’apparente à celui provoqué par le jardin de son enfance, même si pour elle le sacré ne dépend ni d’un lieu particulier, ni d’une croyance en particulier. Elle considère que la nature est l’endroit privilégié pour le sentir, et avoue prier facilement devant un ciel étoilé. Elle préfère une religion mystique, qu’elle associe à la liberté, à une religion institutionnelle, et met en avant la «présence à soi» enseignée par Gurdjieff.
La troisième artiste interviewée par Audrey Fella est Camille, «la chamane de la musique», née en 1978 à Paris, dans une famille d’enseignants. Toute petite, elle éprouvait le besoin de chanter et de danser, mais la carrière de danseuse à laquelle elle se destinait a été interrompue par une blessure au tendon. Après des études à Henri IV puis Sciences Po, elle a composé et enregistré son premier album, marqué par l’influence de la soul, la folk et le jazz. Depuis, elle poursuit sa carrière musicale. Elle a réalisé un documentaire, intitulé Comme un poisson dans l’eau, qui suit sa seconde grossesse: «Porter et mettre un enfant au monde, dit Camille, m’a reliée au sacré.» Elle évoque divers passages de son film, qu’elle rapproche de sa démarche musicale. Pour elle, le sacré consiste à «être là, juste là», à «vivre intensément le moment». Elle associe la vibration à l’invisible, car pour elle, «l’invisible devient sensible dans les sons». Elle décrit en particulier l’expérience de la transe et quelques autres qu’elle a pu vivre avec la musique.
Un beau livre qui relate la spiritualité aimante et engagée de trois artistes de talent. Leurs témoignages traduisent leur cheminement intérieur. En dépit de la différence d’âge et de pratique artistique, des liens se tissent de l’une à l’autre, les voix se font écho. Le sacré, la beauté, l’amour de la nature et du vivant émergent de ces pages, nous permettant d’entrer plus en profondeur dans le regard de ces artistes, aussi sensible que poétique.
Marion Poirson
Portraits d’âmes d'Audrey Fella, Le Seuil, 15 mars 2024, 240 p.
https://marenostrum.pm/portraits-dames-entretiens-avec-audrey-fella/
Carolyn Carlson, «la poétesse de la danse», reçoit son intervieweuse dans une vaste pièce lumineuse, épurée, dans laquelle une grande calligraphie réalisée par la photographe occupe l’espace. Son sujet? Un motif traditionnel de la calligraphie japonaise qui revêt la forme d’un grand cercle noir, l’ensô. Ce cercle, tracé d’un seul geste, invite à la méditation et au retour sur soi. Il place l’entretien sous le signe du calme et de la profondeur. L’artiste elle-même impressionne Audrey Fella par sa présence à l’autre et sa capacité d’être «dans l’ouverture au cœur.» Elle ne toise pas son interlocutrice. Née en 1943 en Californie, mais d’origine finlandaise, elle a commencé par la danse classique avant de découvrir la danse contemporaine, devenant soliste dans la compagnie d’Alwin Nikolais, mais aussi un certain nombre de disciplines asiatiques, en lien avec le bouddhisme zen, arts martiaux, haïkus, calligraphie. En 1971 elle part à Paris, avant de créer en 1972 son premier spectacle, Rituel pour un rêve mort, un mélange de poésie, spiritualité et philosophie représenté à Avignon. Sa carrière et ses chorégraphes présentées dans divers endroits du monde lui valent en 2006 le Lion d’or de la biennale de danse de Venise. Elle est marquée par une série de projets et d’événements aussi riches que prestigieux.
Dans un des entretiens la chorégraphe se réfère aux écrits de Jacques Lusseyran, un résistant français devenu aveugle à huit ans, qui dénonce la pollution de notre regard. Son handicap lui a permis d’éprouver le monde à travers les vibrations émises par les objets, les fleurs, les minéraux, et de trouver en lui-même une autre source de lumière, de vie et d’amour. «Apprendre à voir le monde depuis l’intérieur et comprendre qui l’on est réellement est important.»
La poésie, l’invisible, l’amour peuvent y contribuer. La danse notamment possède des accointances avec l’invisible, et son travail de danseuse se concentre sur cette question. Carolyn Carlson évoque ses souvenirs d’enfance, en particulier les vacances chez ses grands-parents qui la mettaient en contact avec la nature, où elle se baignait nue, sans tabou. «Le spirituel n’est pas séparé du matériel, ni l’ordinaire, des merveilles de l’univers», dit-elle.
La danseuse retrace enfin son chemin spirituel, jalonné par le Yi King, le bouddhisme zen, à la découverte d’une mystique en relation avec la force de vie, «qui est issue de la conscience cosmique». Elle l’a trouvée au cours de ses spectacles, et avec son maître Alwin Nikolais, qui l’a éveillée à la philosophie et aux concepts de la danse contemporaine. Elle décrit en particulier l’expérience d’un solo, qui lui procure une «sorte d’extase», la faisant goûter à un éclair d’éternité, que les bouddhistes appellent «le silence du tonnerre», sensation aussi lumineuse que numineuse. Son ancien compagnon John Davis lui a fait découvrir la philosophie, puis René Aubry et son amie Maud Bigiani confrontée à des épreuves difficiles, l’ont également inspirée ; la littérature et la rencontre d’artistes ont aussi permis de façonner sa spiritualité. Quant à la naissance de son fils Aleksi, elle a «transformé merveilleusement sa vie et son art, définis comme 'poésie visuelle'». Le réalisateur Charles Picq la voyait comme une chamane. Elle adhère à cette conception: «Je ne pense pas à une idée, je suis plutôt illuminée par elle. De plus, je me sens parfois en relation avec une force cosmique, invisible, qui m’emplit et me vide de moi-même.»
Irina Brook est la fille du metteur en scène Peter Brook et de l’actrice Natasha Parry. Après une brillante carrière au théâtre Irina, qui rêve de créer son propre lieu de travail, le Dreamtheatre, et aspire à rencontrer un guide spirituel, s’installe à la campagne dans le sud de l’Angleterre et se nourrit de textes de quelques maîtres de sagesse; à partir de 2020 elle revient à la mise en scène. Elle a fondé le festival Shakespeare de Nice et aidé un groupe d’élèves issus de collèges difficiles à créer des vidéos sur Shakespeare. Pour elle, les problématiques du dramaturge anglais reflètent celles du monde actuel, ce que confirment ses diverses expériences professionnelles.
Pour Irina Brook, l’œuvre de Shakespeare, universelle et intemporelle, manifeste une grande compréhension de la spiritualité, l’humanité et les religions. Plus mystiques que religieuses, ses œuvres reflètent une étonnante compassion pour ses personnages. Elle-même a pris conscience, dès son enfance, de la théâtralité de la liturgie orthodoxe, dont les cérémonies la ravissaient. L’émerveillement suscité par la Pâque russe s’apparente à celui provoqué par le jardin de son enfance, même si pour elle le sacré ne dépend ni d’un lieu particulier, ni d’une croyance en particulier. Elle considère que la nature est l’endroit privilégié pour le sentir, et avoue prier facilement devant un ciel étoilé. Elle préfère une religion mystique, qu’elle associe à la liberté, à une religion institutionnelle, et met en avant la «présence à soi» enseignée par Gurdjieff.
La troisième artiste interviewée par Audrey Fella est Camille, «la chamane de la musique», née en 1978 à Paris, dans une famille d’enseignants. Toute petite, elle éprouvait le besoin de chanter et de danser, mais la carrière de danseuse à laquelle elle se destinait a été interrompue par une blessure au tendon. Après des études à Henri IV puis Sciences Po, elle a composé et enregistré son premier album, marqué par l’influence de la soul, la folk et le jazz. Depuis, elle poursuit sa carrière musicale. Elle a réalisé un documentaire, intitulé Comme un poisson dans l’eau, qui suit sa seconde grossesse: «Porter et mettre un enfant au monde, dit Camille, m’a reliée au sacré.» Elle évoque divers passages de son film, qu’elle rapproche de sa démarche musicale. Pour elle, le sacré consiste à «être là, juste là», à «vivre intensément le moment». Elle associe la vibration à l’invisible, car pour elle, «l’invisible devient sensible dans les sons». Elle décrit en particulier l’expérience de la transe et quelques autres qu’elle a pu vivre avec la musique.
Un beau livre qui relate la spiritualité aimante et engagée de trois artistes de talent. Leurs témoignages traduisent leur cheminement intérieur. En dépit de la différence d’âge et de pratique artistique, des liens se tissent de l’une à l’autre, les voix se font écho. Le sacré, la beauté, l’amour de la nature et du vivant émergent de ces pages, nous permettant d’entrer plus en profondeur dans le regard de ces artistes, aussi sensible que poétique.
Marion Poirson
Portraits d’âmes d'Audrey Fella, Le Seuil, 15 mars 2024, 240 p.
https://marenostrum.pm/portraits-dames-entretiens-avec-audrey-fella/
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