Un scrutin peu crucial, sur le plan stratégique, mais qui revêt néanmoins une dimension symbolique indéniable… L’élection présidentielle qui s’est déroulée vendredi en Iran pour élire un successeur à Ebrahim Raïssi, tué le 19 mai dans la chute de l’hélicoptère qui le ramenait d’Azerbaïdjan, a renvoyé dos-à-dos pour un second tour le candidat modéré réformateur, Massoud Pezeshkian, et le porte-étendard du courant ultraconservateur radical, Saïd Jalili. Les résultats de cette consultation populaire mettent en relief plusieurs indices sociopolitiques révélateurs du malaise profond perceptible depuis plusieurs années au sein de la société iranienne.
Le taux d’abstention (60%) est, d’abord, le plus élevé de tous les scrutins organisés depuis l’instauration de la République islamique, en 1979. Le Guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, avait pourtant appelé à une participation massive dans le but évident de confirmer dans les urnes la prétendue «légitimité» du régime des mollahs, sérieusement remise en cause par une série de soulèvements populaires, dont le dernier en date – déclenché après la mort en détention, en septembre 2022, de Mahsa Amini – se poursuit de manière épisodique et ponctuelle jusqu’à aujourd’hui, au rythme des condamnations et des exécutions capitales. Le faible taux de participation enregistré vendredi est, à n’en point douter, un clair désaveu et une gifle cinglante pour le pouvoir.
Mais plus important encore, le faible impact qu’ont eu les appels en faveur d’une large participation, lancés par les leaders du courant modéré, constitue également un indice particulièrement significatif. Les anciens présidents Mohammad Khatami et Hassan Rohani, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Mohammad Djavad Zarif, ainsi que Hossein Moussavi (candidat en juin 2009) et Mehdi Karoubi ont, en effet, exhorté leurs partisans à voter en faveur de Pezeshkian. On aurait pu donc s’attendre à une mobilisation des jeunes, des universitaires, des femmes (surtout), des intellectuels et des artistes en faveur du candidat réformateur. Il n’en a rien été. Ces larges pans de la société civile qui ont été ces dernières années le fer de lance des soulèvements populaires contre les fondements obscurantistes (et les valeurs) de la République islamique ne croient plus manifestement dans le système dans sa globalité et ont visiblement désespéré de pouvoir aboutir à des réformes sérieuses par le biais du courant modéré.
Ce rejet du système dans son ensemble n’est pas surprenant. Et pour cause: le véritable pouvoir de décision pour les grandes options stratégiques et la ligne de conduite de la République islamique est détenu par le Guide suprême et les Pasdaran et nullement par le président de la République dont le rôle se limite à la gestion des affaires internes de l’État. La majorité silencieuse qui a boycotté l’élection n’a sans doute pas oublié à ce propos que l’Iran a connu depuis 1979 deux présidents modérés réformateurs, Mohammad Khatami (deux mandats, de 1997 à 2005) et Hassan Rohani (2013 à 2021), mais ces quatre mandats n’ont pratiquement rien changé dans les orientations définies par le Guide suprême et les Pasdaran ni, fondamentalement, dans la situation et les conditions de vie de la population iranienne. Les frondeurs se souviennent aussi peut-être des circonstances qui avaient marqué le scrutin présidentiel de juin 2009. Le candidat réformateur Hossein Moussavi avait alors revendiqué la victoire et avait dénoncé vivement ce qu’il affirmait être une vaste fraude électorale qui avait permis d’annoncer le succès du candidat de l’aile dure, Mahmoud Ahmadinejad. Cet épisode avait débouché sur d’imposantes manifestations de protestation à Téhéran et dans plusieurs grandes villes. La fronde avait cependant été réprimée sauvagement dans le sang.
Les bases théocratiques, autoritaires et idéologiques du régime paraissent ainsi immuables, mais dans le contexte explosif actuel et face aux multiples crises auxquelles il est confronté, le régime aurait-il aujourd’hui intérêt à favoriser l’élection d’un président réformateur, favorable à une détente avec l’Occident et à une politique plus tolérante sur le plan social? Les supputations à cet égard sont entretenues par un indice qui n’est pas dépourvu d’intérêt: la candidature de Pezeshkian, en sa qualité de réformateur, avait été rejetée lors de l’élection présidentielle de 2021; pourquoi a-t-elle été avalisée trois ans plus tard? Le régime voudrait-il, dans les circonstances présentes, amorcer réellement une ouverture en direction de l’Occident et détendre le climat au sein de la société iranienne? Ou bien cherche-t-il plutôt, tout simplement, à réaffirmer sa «légitimité» en donnant l’illusion d’une véritable bataille électorale entre son poulain, Saïd Jalili, et le candidat modéré, qui a dénoncé à plusieurs reprises la ligne de conduite, interne et externe, de l’aile dure du pouvoir? Réponse dans les prochaines semaines…
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