L’écrivaine et professeure des universités Carmen Boustani a signé, le 13 juin dernier, son livre May Ziadé, la passion d’écrire, à l’Espace des femmes, à Paris. Ce fabuleux livre publié aux Éditions des femmes-Antoinette Fouque, apporte indéniablement des réponses et des éclaircissements sur la vie et l’œuvre de la pionnière du militantisme féminin oriental. Carmen Boustani a répondu sans ambages aux questions d’Ici Beyrouth.
Pourquoi avez-vous commencé la biographie de May Ziadé par son séjour forcé à l’asile de Asfourieh?
C’est pour mettre l’accent sur la spoliation de cette femme surnommée «le génie de son siècle» et montrer comment la culture patriarcale traite les femmes douées dans la création. Les hommes accèdent à la transcendance qu’ils considèrent non accessible aux femmes. Ils confisquent la culture, affirmant ainsi la supériorité d’un pôle sur l’autre, assumant que le génie est l’apanage d’un seul sexe. La pensée freudienne renforce cette position en soulignant la dissymétrie entre les sexes à partir d’un monisme phallique.
May fut internée de force par son cousin, le docteur Joseph Ziadé, pour mettre la main sur son héritage. Amin Rihani la décrit comme une victime à travers la mainmise sur sa fortune et sa riche bibliothèque que ses cousins ont vendue et éparpillée. Le débat fut à un moment brûlant entre ceux qui attestent de sa folie et ceux qui insistent sur la spoliation dont elle a été victime. C’est cette dernière version qui fut confirmée par les rapports des médecins traitants, à l’exception du docteur Joseph Ziadé.
Sa conférence à l’Université américaine en mars 1938, après avoir quitté Asfourieh, pour prouver à l’opinion publique qu’elle n’était pas folle, fut poignante. Le procureur général de la Cour de cassation, Raji el-Rahi, rédigea alors un rapport définitif publié dans les journaux, contenant un appel à la libération de cette femme de génie.
May Ziadé était polyglotte et maîtrisait plusieurs langues, notamment l’anglais, l’allemand, l’italien, le grec et l’arabe, bien qu’elle fût essentiellement francophone. Qu’est-ce qui a motivé son choix d’écrire en langue arabe qu'elle n'avait pas apprise à l'école?
Son installation en Égypte la pousse à apprendre et maîtriser la langue arabe pour faire carrière dans le journalisme. Son professeur d’arabe à l’Université du Caire est Ahmed Loutfi al-Sayed, ancien ministre, philosophe, traducteur de la philosophie d’Aristote. Elle décide, avec la montée du nationalisme arabe, d’opter pour l’arabe dans la majorité de ses écrits, mais n’abandonne pas le français, qui a été sa langue d’écriture. Elle commence la lecture du Coran sur les conseils d’Ahmed Loutfi et porte haut sa revendication de moderniser cette langue. Son but est de débarrasser la langue arabe des archaïsmes qui brouillent la compréhension du texte.
May s’interroge sur la permanence de la langue arabe, donnant la réponse dans un article «Pourquoi la langue arabe reste vivante?» Elle ramène sa pérennité au Coran, devenu en dehors d’un livre sacré, le lieu des sciences du langage, de la logique, de la grammaire, de la santé, mais aussi de l’astrologie pour les musulmans.
L’intérêt de la plupart des exégètes de May Ziadé porte sur sa correspondance avec Gibran Khalil Gibran au détriment de l’œuvre du «génie d’Orient». Dans quelle mesure cela est-il vrai?
L’attention de la plupart des exégètes de May se porte surtout sur sa spoliation et sa correspondance d’amour impossible avec Gibran. Mais ce qui importe, c’est que May Ziadé a bâti une œuvre qui bouleverse les codes sociaux et culturels. Elle est une voix unique, digne d’être entendue et analysée. Joseph Zeidan confirme que May Ziadé n’est pas uniquement «la reine de la littérature féminine», mais une «femme de génie» dont la pensée est inconnue des hommes de son époque, qu’elle dépasse. C’est son immense savoir aux frontières de l’Orient et de l’Occident qui forge son style et sa pensée.
Dans votre biographie de May Ziadé, vous mentionnez que, durant son adolescence en tant que pensionnaire et souffrant d’une grande solitude, elle a cédé aux avances d’une certaine Hélène. Cet épisode soulève deux questions: faites-vous allusion à une possible bisexualité de May, ou est-ce plutôt une critique de l’austérité des établissements dirigés par des religieuses, où l’absence d’éléments masculins pouvait conduire à ce type de situations ?
Dans l’épisode qu’elle raconte dans L’Amour à l’école, May se revoit à l’âge de treize ans, assister à une scène avec une jeune élève un peu plus âgée qu’elle, mama Hélène, chargée par l’administration de l’école de s’occuper d’elle. Chaque pensionnaire avait une mama. Celle-ci l’accompagne de temps en temps à la salle de musique et lui caresse le visage et les cheveux alors que May joue au piano. May la repousse souvent. Un soir, mama Hélène la rejoint au dortoir, s’étend auprès d’elle dans le lit et lui dit: «Je suis ta petite maman le jour et ton amoureuse la nuit.[1]» Elle l’embrasse sur les lèvres. May la repousse puis finit par lui céder. «Son baiser ne ressemble en rien à celui de maman.[2]» La mère supérieure ne tarde pas à faire son apparition dans sa tournée du soir. Mama Hélène est renvoyée sur-le-champ de l’école.
En revanche, May cherche – dans son recueil de poésie Fleurs de rêve, écrit sous le pseudonyme Isis Copia – à refléter la douceur du désir qui l’unit à certaines amies. Il se peut qu’elle invente ces amours qui deviennent son mobile d’écriture. J’évoque la formule de Nietzsche «le non-vrai comme condition de vie». Le recours au saphisme, comme on désignait l’homosexualité féminine au début du vingtième siècle, apparaît comme un aphrodisiaque sans autre valeur que celle d’un motif érotique au service de la poésie.
On sait aussi qu’elle a aimé son cousin Joseph, dans ses années de pensionnat. Qu’une jeune fille révèle ses sentiments à un jeune homme était encore un tabou en Orient. Il se peut qu’en adressant ses poèmes d’amour à des personnes aux prénoms féminins – Pauline, Mademoiselle C, Fautine et Sidonie –, ce soit une manière de camoufler le véritable nom du destinataire.
Vous présentez May Ziadé comme une pionnière dans votre biographie. Cependant, plusieurs questions se posent: Pourquoi la considérez-vous comme telle? L’était-elle véritablement dans le contexte de la Renaissance arabe au Caire? Était-elle réellement la première femme à intégrer l’Université du Caire lors de son inauguration en 1914?
Oui May est la première femme arabe à s’inscrire en 1914 à l’Université du Caire, nouvellement inaugurée. Elle fut pionnière dans le journalisme, la traduction, la poésie écrite en langue française, les médiations philosophiques, les écrits sociopolitiques, les récits de voyages, le féminisme, les biographies de féministes musulmanes oubliées. Elle était polymorphe. On la surnomme la «George Sand de l’Orient». Je la représente par l’expression Unes femmes, avec le s muet du pluriel, expression empruntée à Julia Kristeva. May Ziadé est un des piliers de la Renaissance arabe, alors que la plupart des femmes étaient encore derrière les moucharabiehs et dans les harems.
[1]May Ziadé, Histoire courte, «L’amour à l’école», pp. 586-587.
[2] Ibid. p. 15.
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