«Elle court, elle court, la maladie d’amour», fredonnait le chansonnier-poète Michel Sardou. Il aurait mieux fait de parler de la rumeur qui court et des perturbations mentales qu’elle engendre dans une population à faible coefficient de sécurité. Une population comme la nôtre, en particulier!
Une nouvelle, vérifiable fût-elle ou non, s’est propagée récemment sur les médias: les services de renseignement allemands étaient entrés en contact avec leurs homologues du Hezbollah. C’est que donc l’affaire est sérieuse. Berlin, n’entretenant pas de rapports particulièrement hostiles avec la milice iranienne, a, semble-t-il, dépêché ses agents auprès des responsables de cette dernière pour conciliabule. À peine cette information parvenue, que les réseaux sociaux se sont mis en branle et que les commentateurs avisés ont sauté aux conclusions: le cessez-le-feu est désormais acquis sur le front de Gaza comme sur celui du Liban-Sud. Mais ce n’est pas tout: le prix d’une telle transaction internationale serait l’iranisation du Liban!
«Overthinking» et surinterprétation
Ça y est, nous assure-t-on, notre pays est livré pieds et poings liés à la sphère d’influence des mollahs(1). Nous sommes lâchés par l’Occident.
— Et pourquoi donc, s’il vous plaît?
— Élémentaire, dirait l’autre, du moment qu’Amos Hochstein et Jean-Yves Le Drian sont parvenus à rapprocher les points de vue opposés des belligérants, l’accord quant au cessez-le-feu est à portée de main. Et puis n’est-ce pas que David Barnea, le patron du Mossad, s’est rendu vendredi dernier à Doha pour un entretien avec le Premier ministre du Qatar? Cette rencontre était censée examiner les propositions du Hamas stipulant l’interruption de ce conflit sanguinaire qui dure depuis bientôt neuf mois. Rappelons que la formation palestinienne a fait preuve de flexibilité en l’espèce: elle n’exige plus comme condition préalable un engagement israélien à un cessez-le-feu permanent avant même la signature de l’accord(2).
Une autre indication par ailleurs: Hassan Nasrallah a reçu le 5 juillet dernier une délégation du Hamas, venue l’informer que Yahya Sinouar avait accepté la proposition américaine d’un cessez-le-feu en plusieurs étapes. S’il y a une pause des combats à Gaza, il n’y a plus de raison, par la force des choses, de poursuivre les hostilités sur le front nord d’Israël. Cela dit, le Hezb, comme son mentor l’Iran, ne va pas conclure l’accord sans exiger un prix pour ramener l’accalmie en Haute Galilée. Le Liban est donc, par simple opération logique, la monnaie d’échange pour ne pas dire le dindon de la farce dans ce marchandage. Mamma mia, porca miseria, se lamente-t-on dans les chaumières souverainistes et devant nos écrans de libanistes invétérés. Tant nous refusons la mainmise de Téhéran ou de Damas sur les illusions indépendantistes qui nous restent!
Mais n’est-ce pas là un bel exemple de rumination mentale (overthinking) et de surinterprétation? Face à une situation que nous n’arrivons pas à rationaliser, nous avons «tendance à nous faire des films pour tenter d’avoir une explication». Claude Lévi-Strauss nous avait prévenus contre ce recours à la pensée magique pour nous extirper d’une angoisse mentale, alors que pour Bernard Anselem, «le cerveau a tendance à traiter les informations négatives en priorité pour une question de survie» psychique.
Or, dans le meilleur des mondes où nous vivons, une halte dans la poursuite des combats ne sera que précaire et momentanée. Car l’on sait quand on sait que tout ce qui intéresse les États-Unis, c’est de parer au plus pressé, à savoir instaurer une trêve entre belligérants à l’approche de leurs élections présidentielles. Et au-delà de cette échéance, qui vivra verra!
Ils veulent la poursuite des combats
En effet, même si le Hamas a pu montrer une étonnante adaptabilité pour des considérations qui lui sont propres, et même si les chefs des services de renseignement israéliens et américains vont se retrouver à Doha pour conclure un accord éventuel, il n’est pas dit que le cabinet de guerre de l’État hébreu ne va pas faire des siennes(3). Rien que pour entraver cette course américaine à la trêve. Car quoiqu’on en dise, le Premier ministre israélien est l’otage de son extrême droite et du pathos de cette dernière. Itamar ben Gvir, ministre de la Sécurité nationale, a déjà menacé Netanyahou de se retirer de la coalition au cas où son avis serait ignoré ou court-circuité. Il avait tancé ses partenaires du gouvernement en à peu près ces termes: je n’ai pas reçu l’appui d’un demi-million de voix pour que les décisions sécuritaires soient prises individuellement par certains d’entre vous, et non collectivement comme convenu(4).
Or Seymour Hersh avait récemment signalé aux hommes de bonne volonté un empêchement majeur: Le cessez-le-feu qu’on concocte n’emporte pas l’adhésion de la majorité des Israéliens. Ces derniers veulent éradiquer définitivement la menace hezbollahie. Au cas où Netanyahou ferait une proposition d’arrêt des combats, en un sens qui serait agréé par Biden, eh bien, le public israélien le chasserait de son poste de Premier ministre, sans y mettre les formes(5), car cet Israël profond est pour la poursuite de la guerre. Pour ceux qui feignent de l’ignorer, les divers sondages effectués par l’Institute for National Security Studies, et le quotidien Maariv, par exemple, confirment à bon entendeur que le climat général est pour la manière forte. Autant dire que 62 à 64% de la population veulent en découdre avec la milice iranienne qui leur cherche noise à la frontière nord(6).
«Ô cerveaux enfantins»
Mais revenons à la rumeur du départ qui ne manque pas de confondre le cessez-le-feu à Gaza avec celui du Liban-Sud, comme avec la question de la délimitation de nos frontières. Quand bien même ces trois sujets seraient interdépendants, est-ce à dire que cela amènera la paix dans le Jabal Amel? Et que le prix serait l’abandon du Liban aux mains de la République des mollahs? Il n’y a pas de causalité infernale en l’occurrence. Si d’aventure l’accord de cessez-le-feu est convenu, il ne sera à l’évidence pas respecté. Quand les intentions ne sont pas nettes de part et d’autre, toute convention, tout accord ou traité ne sont «qu’encre sur papier», (virgule) comme on le dit en arabe.
Au Moyen-Orient rien n’a jamais été définitivement réglé, ni au niveau interne ni au niveau interétatique. Et nos pays n’ont vécu de brèves périodes de paix que d’une trêve à l’autre et d’un armistice au suivant – si l’on exclut les accords de Camp David de 1978 qui rendirent le Sinaï à l’Égypte et lui assurèrent un destin africain plutôt que levantin.
Peut-être faut-il garder à l’esprit qu’il y a en Orient deux conflits qui méritent la qualification d’ad vitam æternam: le conflit sunnito-chiite et le conflit israélo-arabe. Et notre destin de Libanais est d’être broyés une fois par l’un, une fois par l’autre, quand ce n’est pas par les deux.
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- Comme s’il ne l’était déjà dans les faits!
- Lorenzo Tondo et Julian Borger, «Israel-Hamas talks to resume, raising hopes of a Gaza ceasefire», The Guardian, 5 juillet 2024.
- «Le Hamas accuse Netanyahou d’entraver les négociations pour une trêve», Ici Beyrouth, 8 juillet.
- Lorenzo Tondo et Julian Borger, op. cit.
- «The Israeli public would kick Bibi’s ass out of office. They support this war», Cf. Seymour Hersh, «The ceasefire deal that wasn’t», SUBSTACK, 6 juin 2024.
- Dahlia Scheindlin, «Do Israelis really want full-scale war with Hezbollah», Haaretz, 4 juillet 2024.
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