L’Amérique au bord du précipice 

La tentative d’assassinat de l’ancien président Donald Trump réveille les vieux démons de la politique américaine et rallonge la liste des présidents qui ont été victimes de violence. D’Abraham Lincoln à Donald Trump, un scénario conventionnel est réédité, celui d’une Amérique divisée sur des enjeux et des choix politiques, sociaux et culturels de grande portée. Paradoxalement, le rôle structurant de la Constitution et le génie des pères fondateurs résumés dans la devise de Benjamin Franklin «A republic, if you can keep it» n’ont jamais pu conjurer les mauvais sorts, écarter les risques de guerre civile et les aléas de l’extrémisme. Les clivages du fédéralisme américain, l’histoire fascinante de l’édification de la fédération avec ses récits pluriels, ses bigarrures et ses conflits de juridiction, l’architecture complexe du gouvernement fédéral et ses rapports minutieusement réglementés avec les États de l’union, les gouvernances de tribus indiennes et les instances de médiation ingénieusement montées à tous les niveaux témoignent de la solidité des institutions américaines où rien n’échappe à l’emprise de la loi et au civisme qui en émane.
Les générations successives d’Américains qui ont embrassé les mythes fondateurs de la nation américaine, son credo constitutionnel, son ethos judéo-chrétien, sa civilité profondément évangélique et un attachement viscéral aux récits de la Terre promise et de la ville au sommet d’une colline (A city on a Hill) sont les véritables remparts de la paix civile. Robert Bellah a très justement compris le rôle structurant de cette religion civile et ses rapports de complémentarité avec les stipulations constitutionnelles. L’Amérique est loin d’être définie comme une république procédurale dépourvue de toute méta-narrativité, où on viendrait s’implanter au mépris de toute une historicité touffue et riche de tous les récits qui ont tissé la toile de la nation américaine. En étudiant les péripéties de la construction de l’union dans sa complexité et en découvrant l’ingéniosité de cette entreprise politique inédite dans l’histoire des démocraties occidentales, l’on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’une entité impériale comme l’humanité en a connu, il s’agit bel et bien d’une république qui s’est créée au gré des péripéties propres aux États fondateurs (la nouvelle Angleterre et ses héritages religieux, nationaux et culturels), aux États confédéraux du sud, aux nations indiennes, aux épopées religieuses (Utah et les Mormons, la Californie et les missions franciscaines), aux colonies françaises allant de la Terre-Neuve au Canada, en passant par le Midwest jusqu’à la Louisiane et autres colonies, ainsi qu’aux mouvements des droits civils pilotés par les Églises noires…, et qui a réussi la gageure dûment définie par la devise de la E Pluribus Unum (l’unité à partir de la pluralité).
À défaut d’une compréhension juste de l’odyssée américaine, on aura du mal à définir et saisir la nature des controverses en cours. Les conflits s’articulent au croisement de deux récits: celui d’une Amérique patriote, nationaliste et fière de son héritage et celui d’une Amérique qui se définit au gré des mutations idéologiques induites par les idéologies mondialistes qui évoluent à partir d’une lecture dévalorisante et réductionniste de la saga nationale et de ses enjeux et épisodes structurants, qui en récuse la légitimité et remet en cause la pertinence des institutions fédérales et étatiques qui l’ont rendue possible.

Le clivage républicain-démocrate qui a fonctionné pendant des décennies sur la base du consensus par recoupement (Overlapping consensus) et du logiciel du bipartisme (Bi-partisanship) est contesté au nom d’une entreprise de déculturation politique basée sur des oblitérations intellectuelles, politiques et historiques qui font fi de l’historicité des États Unis et du socle culturel et anthropologique qui la définit. Les idéologies identitaires et leur solipsisme anthropologique (genre, orientation sexuelle, styles de vie), les migrations sauvages, les dystopies totalitaires et extraterritoriales de l’islam radical nouvellement implanté et leurs tropismes antidémocratique, antisouverainiste et antinational cherchent délibérément à déconstruire les récits fédérateurs et leurs métonymies juridiques, politiques et nationales. La remise en question de la culture politique et des mythes fondateurs au bénéfice des délires du wokisme qui entend imposer ses élucubrations idéologiques et les opposer aux prédicats de l’histoire et s’en servir afin de détruire la souveraineté nationale et ses règles de gouvernance. L’extrémisme auquel on assiste est principalement dû à l’affrontement entre deux visions où se jouent des conflits de méta-narrativité, de légitimité nationale, de souveraineté territoriale et de lois fondamentales, d’où le caractère irréconciliable des conflits.
Les luttes en cours gagneraient à être tempérées par le contrôle des débridements idéologiques de gauche qui ont détruit les plateformes du bipartisme historique et les stratégies défensives d’un certain nativisme de droite qui se nourrit des dérives de la gauche extrême et antisouverainiste, des politiques d’expropriation culturelle et économique et des politiques de dérégulation en matière migratoire, industrielle et financière promues par des élites dont les intérêts et les affinités relationnelles débordent les consensus nationaux et démocratiques, les cadres de socialisation primaire, les solidarités organiques et leurs coordonnées territoriales et nationales.
L’âpreté de l’affrontement ne peut être comprise à moins d’être contextualisée et reliée à des dynamiques de société et des conflits qui en émanent. Les procès instruits par les populismes de droite ne sont que les conséquences de conflits culturels, économiques et sociaux qu’on gagnerait à comprendre pour éviter les dérapages qui sont dûment inscrits dans des dynamiques sociales, des énoncés idéologiques, des agendas politiques aux agencements multiples et des défis de la nouvelle guerre froide et ses enjeux croisés. L’assassinat raté du président Trump aurait pu être fatal et mener inévitablement à des troubles civils graves. Les délires idéologiques du wokisme et l’hystérie frénétique de la gauche à l’égard de Donald Trump sont exceptionnellement dangereux dans la mesure où ils vont alimenter la paranoïa de la droite nativiste et ressusciter des animosités ataviques et des réflexes anti-étatistes et antifédéraux qui peuvent mener à la guerre civile. La gauche altermondialiste et l’idéologie woke font preuve de cécité idéologique qui les disqualifie intellectuellement et politiquement et compromet la paix civile. La droite populiste a déjà posé les jalons d’une rébellion civile et anti-institutionnelle qui risque de dégénérer vers des conflits qui vont déborder les cadres institutionnels et s’acheminer vers des conflits aux contours inédits. Ironiquement, ce schéma conflictuel se reproduit de manière homothétique dans les conflits actuels que traversent les démocraties occidentales.
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