Destin tragique pour le Liban? Pas vraiment. Certes, malmené par l'histoire, mais condamné? Pas si les Libanais prennent conscience de leur responsabilité dans le désordre actuel. Dès les débuts de cette noble vocation nationale, initiée par le patriarche Hoayeck lors de négociations avec la IIIe République française, il critiquait le clientélisme et le favoritisme qui sapent l'Administration et les institutions publiques. Il exhortait alors la classe politique de l'époque à privilégier l'intérêt public sur l'intérêt privé.
«Combien sont rares les responsables de notre pays qui savent être impartiaux, se gardant de tout favoritisme et ne tenant compte que du mérite?», écrivait-il, soulignant que bien plus nombreux sont ceux qui agissent différemment, favorisant leurs proches, courtisans et amis, leur octroyant ainsi des fonctions bien rémunérées, au détriment des plus méritants.1
Était-ce en vain que le fondateur du Grand Liban s'exprimait ainsi? Était-ce pour rien que les maronites, se proclamant chrétiens, occupaient la présidence de la République tout en cherchant à s'enrichir par des intrigues? Était-ce futile de confier un projet national à une Église maronite alourdie par le cléricalisme, déconnectée de sa vocation d'unité pionnière? Était-ce une erreur de confier un pays tout neuf et profondément ancré dans l'histoire à des communautés disparates incapables de s'organiser seules?
Assurément non! La création d'une nation avec un embryon d'État était déjà une tâche ardue sur le plan humain. Ajoutez à cela les vicissitudes de l'histoire: la création d'Israël, le nationalisme arabe, la montée en puissance de la résistance palestinienne, ainsi que l'émergence des intégrismes sunnite et chiite, autant de forces contraires à l'édification d'un État qui ont profondément marqué le Liban.
En lançant le slogan «Liban d’abord» dans les années 90, à la sortie de la guerre civile, les sunnites ont montré qu'ils avaient intériorisé l'aspiration profonde des chrétiens, qui s'étaient opposés aux Palestiniens armés considérant que le chemin vers la Palestine passait par Jounieh. Ils avaient compris que l'unité du Liban devait primer sur l'unité arabe.
De leur côté, les maronites avaient appris pendant la guerre civile à accueillir l'autre tout en restant vigilants. En analysant profondément, on peut affirmer sans se tromper que tous les Libanais ont éprouvé des difficultés à comprendre et à écrire leur propre histoire, l'insérant dans celle du Liban au gré des crises qui éclataient, souvent sans indications dans leurs manuels scolaires.
Après les maronites et les sunnites, c'est désormais au tour des chiites de tenter une synthèse nécessaire pour le vivre ensemble. Ali Fayad, un élu du Hezbollah, y a récemment apporté sa contribution. Ce qu’Ali Fayad et une partie de la communauté chiite expriment aujourd'hui, Tarek Mitri l'explicite clairement. Dans un livre rendant hommage au Père Jean Corbon, auteur d'un ouvrage prophétique intitulé «L'Église des Arabes», l'ancien ministre de la Culture affirme: «Malgré sa confiance inébranlable, le Père Corbon était conscient des dangers pour l'Église et pour le témoignage qu'elle est appelée à donner, face à l'alternative dévastatrice entre le ghetto ou l'émigration. De plus en plus fréquente est la tentation de répondre aux menaces, réelles ou exagérées, par un repli, une sorte de démission conduisant à l'émigration ou à l'isolement. Pour certains, l'impulsion de se libérer est nourrie par la recherche du succès dans le domaine économique ou la maîtrise des sciences et des techniques. Cette démarche suscite l'espoir que le secteur économique demeure un espace laïque. L'Église pourrait tirer parti de sa loyauté envers les régimes en place et se repositionner, avec plus ou moins de réalisme, comme un médiateur entre le monde arabe et l'Occident.»
Schématiquement, c'est dans cet «espace laïc» apolitique de l'économie, des sciences et des techniques que le député Ali Fayad souhaite confortablement installer les chrétiens du Liban, en alternative au «divorce» et/ou à l'émigration. En retour, les chrétiens devraient être attentifs aux préoccupations (hawajess) géopolitiques de la communauté chiite et lui donner des assurances, tout en lui laissant une marge de manœuvre politique.
De toute évidence, le Hezbollah, soutenu par l'Iran, tente d'imposer au Liban, fondé en 1920, une culture et une ligne d'action incompatibles avec sa vocation historique; il s'agit d'une théocratie cherchant à cohabiter avec une démocratie parlementaire. Dans un pays où l'Église joue un rôle actif, ces deux systèmes politiques, culturels et religieux ne peuvent que s'affronter et s'affaiblir mutuellement. Si aucune guerre ouverte n'oppose ces deux systèmes, la polarisation affaiblit les institutions démocratiques et crée un climat de désordre et de fragmentation à tous les niveaux, comme il est clairement observable.
Pour penser un pays aussi unique que le Liban, il est nécessaire de prendre de la hauteur, au-delà des appréhensions communautaires. Penser le Liban, c'est penser au-delà des visions partielles et des intérêts particuliers, dans la perspective de réaliser le bien commun; un exercice que seul Jean-Paul II a jusqu'à présent réussi en décrivant le Liban comme «un message de pluralisme et de tolérance pour l'Orient et l'Occident».
1Lettre pastorale de 1930, dans une traduction du Pr Salim Daccache s.j., citée dans son discours de la Saint-Joseph, le 19 mars 2020.
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