Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
«Toi, ne te hâte pas vers l’adaptation. Toujours garde en réserve de l’inadaptation.» – Henri Michaux
C’est la recommandation que nous transmet Henri Michaux, poète halluciné et artiste innovateur, figure majeure de l’avant-garde du vingtième siècle. De l’exploration des états limites de la conscience au rejet des conventions sociales stérilisantes, il en a fait le cœur même de sa démarche créatrice. En 1922, il dirige lui-même un numéro spécial consacré à Sigmund Freud dans la revue Le Disque vert. Ce n’est pas, par conséquent, un hasard, si cette exhortation résonne profondément avec la pensée psychanalytique.
L’inadaptation revendiquée par Michaux s’origine dans l’expérience cruellement précoce du déracinement et de la perte. Né en Belgique en 1899, il connaît une enfance marquée par l’absence du père et beaucoup d’instabilité existentielle. Plus tard, le deuil déchirant de sa femme, Marie-Louise, en 1948, le laisse en proie à une souffrance indicible. C’est depuis ce lieu d’inadaptation foncière au monde que Michaux n’aura de cesse de réinventer son rapport au corps et au langage. Bien qu’il ait été souvent associé à certains mouvements culturels, il a revendiqué son indépendance artistique et intellectuelle afin de rester libre dans ses explorations.
Ce que nous conseille ce penseur, c’est d’abord de ne pas nous précipiter vers l’adaptation aux conventions sociales, au risque de courir vers la perte de notre individualité et de notre authenticité. Et, aussi, de conserver une part de nous-mêmes, unique et fidèle à notre identité subjective, source de créativité, de réflexion critique et de résistance face aux forces conformistes de toutes sortes.
Cultiver son inadaptation comme ressource intérieure, c’est préserver la part la plus intime et la plus vivante de soi, celle qui demeure rebelle aux déterminations extérieures. Cette position n’est pas sans faire écho à la notion de «vrai self», théorisée par Donald W. Winnicott et dont nous avons déjà parlé. Pour le psychanalyste britannique, le vrai self est le noyau authentique de la personnalité, siège de la créativité, par opposition au «faux self», instance façonnée par le conformisme socioculturel. Chez Michaux, l’injonction à garder «en réserve de l’inadaptation» apparaît comme une invite à ne jamais sacrifier complètement son vrai self aux exigences aliénantes du monde.
Ce rejet radical de l’adaptation prôné par Michaux prend également tout son sens à l’aune de la notion de «normopathie» forgée par la psychanalyste Joyce McDougall, c’est-à-dire le fait de se conduire d’une manière anormalement normale. Par cette notion, la psychanalyste décrit une soumission entière et excessive aux normes d’une société fondamentalement consumériste, conduisant le sujet à une perte de contact avec sa vie intérieure et son propre désir. Les individus normopathes cherchent à s’adapter totalement aux attentes socioculturelles, à l’imitation des modes et des normes exhibées sur les réseaux sociaux, au détriment de leur authenticité et de leur identité subjective. Face à ce risque d’asphyxie psychique, l’inadaptation michaldienne fait figure de soupape salvatrice, garante d’une fidélité à soi essentielle à l’équilibre mental comme à la créativité.
On peut voir aussi, dans cette dynamique, un écho à la notion de «capacité négative» développée par le psychanalyste britannique Wilfred Bion: c’est l’aptitude à tolérer le doute, l’incertitude, l’absence de réponse immédiate, les contradictions, terreau nécessaire à l’émergence d’une pensée originale résolument créative. La «capacité négative» offre l’opportunité à un sujet de demeurer ouvert aux idées et aux perspectives inédites, sans se précipiter vers des choix prématurés et aliénants. Pour Michaux comme pour Bion, c’est dans les failles de l’adaptation que s’enracine le génie créateur.
En écho à l’invite et aux expériences personnelles de Michaux, de récentes études ont mis en évidence une corrélation entre la créativité et certains troubles mentaux, ainsi qu’avec l’expérience de prise contrôlée de substances hallucinogènes. Cette relation pourrait s’expliquer par plusieurs facteurs, allant de l’intensité émotionnelle associée à ces états, propices à nourrir l’expression artistique, à la réduction de l’inhibition sociale pendant certaines phases, favorisant l’audace créative, en passant par les expériences inhabituelles stimulant l’originalité.

Sans tomber dans une généralisation inopportune de ces corrélations, l’intuition de Michaux quant à la puissance créatrice de l’inadaptation trouve une confirmation éclatante chez nombre d’artistes et d’écrivains ayant fait de leur excentricité existentielle la matière même de leur œuvre.
Nous pouvons citer Vincent van Gogh, qui, en peinture, a trouvé une sublimation de sa lutte contre la dépression et la psychose, en nous léguant des tableaux d’une intensité picturale et émotionnelle inégalée.
L’artiste mexicaine Frida Kahlo a, quant à elle, transmué sa douleur somatique et psychique en autant d’autoportraits saisissants, tandis que l’artiste japonaise d’avant-garde, Yayoi Kusama a fait de ses hallucinations et troubles obsessionnels compulsifs la source d’un univers plastique unique, peuplé de motifs à pois psychiquement envahissants. Francis Bacon, quant à lui, a exploré les thèmes de la souffrance, de la violence et du morcellement psychique et physique dans des productions crues et troublantes, illustrant une autre réflexion d’Henri Michaux selon laquelle «qui laisse une trace laisse une plaie».
Du côté de la littérature, plusieurs œuvres explorent les thèmes de l’inadaptation et de la résistance aux forces oppressives imposant leur sujétion.
Meursault, dans L’Étranger, d’Albert Camus, refuse d’obéir aux attentes culturelles, quitte à demeurer inadapté à son environnement social. Michaux lui-même a souvent écrit sur son sentiment d’être un étranger, tant dans la société que dans son propre corps.
Le Procès de Franz Kafka illustre l’absurdité et l’impossible adaptation à un système politico-judiciaire oppressant et totalement absurde.
Citons enfin un ouvrage dystopique majeur: 1984 de George Orwell dans lequel le personnage principal lutte, à sa manière, contre un régime despotique qui impose une soumission totale et une conformité absolue aux citoyens, l’antihéros cherchant à préserver son humanité dans l’affirmation même de son inadaptation.
Petit cadeau: écoutez la paradoxale performance de la sulfureuse chanteuse allemande punk et New Age, Nina Hagen, qui réussit pourtant à nous émouvoir avec ce chant religieux traditionnel ayant imprégné l’enfance de nombre d’auditeurs: Stille Nacht.
https://www.youtube.com/watch?v=qCfms6C0zNQ
Par son exhortation, Michaux ne nous invite nullement à un rejet nihiliste du monde, mais bien plutôt à une forme de résistance intérieure aux forces d’homogénéisation. Garder «en réserve de l’inadaptation», c’est préserver en soi un espace subjectif de jeu et d’inventivité, à partir duquel il est possible de renouveler sans cesse son rapport au monde et à la création, autrement, ajoute le poète: «Toute une vie ne suffit pas à désapprendre ce que, naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête, sans songer aux conséquences.»
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