À travers son triptyque des symphonies de guerre, Chostakovitch illustre les tumultes de la Seconde Guerre mondiale. Tantôt héroïque, tantôt satirique, sa musique symphonique est une méditation intense sur les horreurs de la guerre, avec des passages de violence chaotique et de lamentation poignante.
La guerre demeure omniprésente à travers le monde. Un état de fait, dirait l’un; une bataille au nom de Dieu, dirait l’autre. Mais qu’importe. On aura beau tenter de parer ces bains de sang des oripeaux de la justice ou de la sainteté, ils resteront invariablement macabres. Une ombre menaçante, où se mêlent l’horreur et la désolation, la ruine et le chaos. Tout dessein, aussi noble soit-il, enrobé de poudre et de feu, s’égare et perd aussitôt sa légitimité. La vérité et la justice ne sauraient être imposées par la violence et le sang. Telle est la vision qu’ont tenté de promouvoir de nombreux compositeurs de musique d’art occidentale, au fils des siècles. Leurs créations dépeignent ainsi la brutalité de ces guerres insatiables, en mettant à nu la cruauté humaine. Ce dossier mettra en lumière deux compositeurs majeurs qui ont exprimé de manière profonde leurs réflexions sur la guerre: Ludwig van Beethoven (1770-1827) et Dmitri Chostakovitch (1906-1975).
Hymne de la lutte
Chostakovitch a abordé le thème de la guerre dans plusieurs de ses œuvres, mettant en exergue les souffrances et les bouleversements qu’elle engendre. Sa Symphonie n° 7 en ut majeur, op. 60, dite «Léningrad», a été perçue comme un hymne de la lutte contre l’invasion nazie. Cette dernière est exprimée par le fameux thème qui, au début, sifflote comme une chansonnette, avant de devenir un laminoir prêt à tout broyer. Cependant, dans ses mémoires (Témoignage) publiés par Solomon Volkov et traduits en français en 1980 chez Albin Michel par André Lischke, le compositeur russe écrit (p. 196): «La 7e Symphonie avait été conçue avant la guerre. Par conséquent elle ne peut être simplement un écho de l’attaque de Hitler. Le ‘thème de l’invasion’ n’a aucun rapport avec l’invasion. C’est à d’autres ennemis de l’humanité que je pensais, alors que le thème était déjà composé. (…) Après tout, je ne suis pas opposé à ce que la 7e Symphonie soit appelée ‘Léningrad’. Mais il n’y est pas question du siège de Léningrad. Il y est question du Léningrad que Staline a détruit; et Hitler n’a plus eu qu’à l’achever.»
«Va comprendre si ce qu’il dit était vrai au moment de la composition de la symphonie, ou si son contenu a été repensé après coup», avance André Lischke, éminent spécialiste de la musique russe, dans un entretien accordé à Ici Beyrouth. Si l’ombre d’un doute continue de planer, une vérité semble incontestable pour le musicologue: «Musicalement, cette trop longue symphonie n’est absolument pas à la hauteur du mythe que les soviétiques ont construit autour d’elle», affirme-t-il avant de poursuivre, sans hésitation: «Et à mon sens, à la lumière de ce qu’écrit Chostakovitch, et en comparant les 7e et 8e symphonies, on peut sentir que la septième a déjà été conçue antérieurement, alors qu’avec la huitième, pas de doute, on est bien ‘dedans’.»
https://www.youtube.com/watch?v=favVFUe6igc
Pluie d’obus
La Symphonie n° 8 en ut mineur, op. 65, est une œuvre tragique qui s’inscrit dans le contexte sombre de la Seconde Guerre mondiale. Elle reflète, de ce fait, l’horreur et la souffrance de cette époque, occasionnées par la guerre et la bataille de Stalingrad, des «coups de tonnerre interrompus par les danses macabres et les chansons des vivants», «les rêves d’avenir au milieu d’une pluie d’obus», pour reprendre les mots du critique français, Jean-Richard Bloch (1884-1947). «Pour ce qui de représenter les horreurs de la guerre, il y a à mon sens, entre ces deux symphonies, un mouvement qui est le plus explicite de tous: le troisième de la 8e Symphonie, Allegro non troppo, qu’on appelle ‘Toccata de la mort’, avec les notes hachées qui s’étendent à toutes les cordes et auxquelles répliquent des hurlements des instruments à vent», explique le biographe de Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893). Mais là encore, comment faire la différence entre le traumatisme des années de répression stalinienne et celui des années de guerre? André Lischke se pose la question avant de se résoudre à y répondre: «C’est pour cela qu’il m’est difficile de répondre à votre question sur les aspirations de Chostakovitch à un idéal de paix. Il savait trop bien dans quel régime il vivait.»
https://www.youtube.com/watch?v=9jFesZ-jxRw
Humain en détresse
Après ses imposantes 7e et 8e symphonies, le compositeur propose un contraste surprenant avec la Symphonie no 9 en mi bémol majeur, op. 70, qui se caractérise par sa légèreté et son esprit satirique. Contrairement aux attentes d’une grande symphonie triomphale célébrant la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie, Chostakovitch adopte une approche plus légère et ironique, avec une structure et un style s’inspirant des formes classiques de Haydn. «Cette symphonie clôt ce triptyque des symphonies de guerre, avec son avant-dernier mouvement, qui fait retentir les trombones de l’Oracle, en alternance avec le basson dans l’aigu traduisant la voix étranglée de l’humain en détresse: on est en 1945 et on n’en est pas à chanter victoire mais à compter les morts!», précise André Lischke. Et le final, dont Staline attendait une apothéose avec chœurs équivalente à celle de la Neuvième de Beethoven, tourne, selon le musicologue, en dérision. Ce qui n’aurait aucunement pu être une fête solennelle.
https://www.youtube.com/watch?v=16MIEhqoHNI
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