La Journée internationale des personnes disparues (30 août 2024) remet sur le tapis le dossier des prisonniers dans les geôles syriennes et l’un des épisodes les plus tragiques de la guerre libanaise et ses parts d’ombre qu’on cherche à étouffer de manière continue. L’action héroïque de Ghazi Aad et des mères de victimes qui ont campé pendant des années au centre de Beyrouth afin de maintenir la revendication bafouée de justice interpelle plus que jamais. Les zones d’ombre, loin d’être accidentelles, reflètent les inconséquences d’une soi-disant fin de guerre, alors qu’il s’agissait effectivement d’une mainmise de la Syrie qui succédait à quinze ans de manœuvres politiques et militaires en vue de contrôler le pays.
Contrairement à la saga conventionnelle de la «guerre des autres», la mainmise syrienne et iranienne s’est effectuée au travers d’une manipulation aussi habile que cynique des différends politiques libanais, des complicités internes, des clivages structurels de l’hypothétique société nationale libanaise et des luttes d’influence qui ont ponctué les guerres froides (arabes et internationales). La politique de puissance syrienne a opéré dans les interstices d’un pays aux fractures multiples et ceux d’une région où les notions de souveraineté territoriale, de règlement négocié des conflits, d’État de droit, de pluralisme et de démocratie consociative n’ont aucune prégnance.
Comment peut-on aborder une question aussi critique en l’absence d’une culture démocratique, d’un État de droit et dans un contexte d’occupation où la moitié des Libanais se sont alignés sur les positions de la puissance occupante (la Syrie alaouite et la République islamique d’Iran), où l’occupation de fait a été entérinée par un arrangement politico-juridique (le régime de Taëf) qui devait sceller le statut d’État-lige, le recours constitutionnel obligé à l’arbitrage syrien et au blocage institutionnel, aux montages électoraux, aux assemblées parlementaires cooptées par les pouvoirs tutélaires successifs, aux cabinets fantoches, ainsi qu’au pillage concerté des ressources publiques et privées. Cette brève notice de sociologie politique nous aide à comprendre pourquoi cet enjeu crucial de fin de guerre a été évincé d’un revers de main, alors que la société civile s’est âprement battue pour monter en épingle un sujet qui déplaisait à la puissance occupante et qui faisait partie des réalités sournoises de la guerre.
Le fait que la guerre se termine au profit d’une politique de puissance syrienne longuement investie dans les conflits libanais, les sujets de droit humanitaire, de réconciliation politique et d’engagement civique qui devraient permettre aux Libanais de se réapproprier les chantiers de la reconstruction nationale d’après-guerre ont été intentionnellement mis à l’écart afin de préempter l’échange entre les citoyens, de protéger les enclavements oligarchiques et de faire perdurer le jeu des chaises musicales orchestré par le régime. La société civile d’après-guerre a réussi à déjouer la politique des enfermements croisés en protégeant sa latitude opérationnelle et en remettant en perspective les dossiers cruciaux de l’après-guerre (retour des déplacés, reconstruction des régions dévastées, réconciliation et réparation des dégâts matériels et moraux, question des disparus, etc.)
La manipulation de ces dossiers par les puissances occupantes (Syrie, Iran) a été contournée par la société civile qui s’est imposée comme partenaire obligé dans ce bras de fer continu avec les puissances occupantes et leurs relais domestiques (les oligarques reconduits ou inventés de toutes pièces, les alliances politiques et les réseaux internes de complicité). Les pouvoirs publics à tous les niveaux institutionnels (législatif, exécutif, judiciaire) se sont avérés complices des pouvoirs de tutelle et ont réussi à étouffer toutes les plaidoiries patiemment construites par les ONGs (SOLIDE, Foundation for Human and Humanitarian Rights, Comité des disparus de la guerre, Amnesty International, Fédération internationale des droits humanitaires, CICHR, HCDH, Human Rights Watch, Pax Christi, Caritas Internationalis, etc.) Les pouvoirs publics qui se sont succédé depuis 1990 sont effectivement les relais de l’emprise montée progressivement par la Syrie et par l’Iran en vue de casser toute velléité souverainiste, de discréditer l’État de droit et de perpétuer les verrouillages idéologiques et stratégiques.
Les procès en justice ont été banalisés, préemptés, démontés et l’action civique a été déboutée et renvoyée de manière répétitive à des déroutes de fait: les catégories légales de prisonnier politique, de kidnappé, de torturé et de disparu n’ont jamais été reconnues, les dossiers n’ont jamais été instruits ou ils ont été politisés (sélectivité éminemment politique: montages de Sabra et Chatila versus oblitération des massacres du Chouf, de la Békaa, du Akkar et des victimes anonymes et sans sépultures etc.), la recherche médico-légale a été court-circuitée, les pratiques criminelles du régime syrien n’ont pas été enquêtées et répertoriées (enlèvement, chantage financier, abus psychologique, techniques de torture etc.), la complicité et le cynisme du pouvoir judiciaire et les rapports interétatiques teintés de vassalité et de complicité ont délibérément ignoré le sujet des prisonniers dans les geôles syriennes.
Nous avons affaire à une politique d’oblitération mémorielle basée sur le déni des faits, de leur disqualification juridique, morale et politique et d’un non-lieu qui a mené à l’abandon de toute action judiciaire en cours de procédure. L’explosion terroriste du port de Beyrouth (4 août 2020) s’inscrit dans la même logique de déréalisation dans la mesure où le dossier n’est même pas instruit, la justice est instrumentalisée par les oligarques au pouvoir et le Hezbollah, les victimes qui se sont constituées en partie civile sont déboutées et la définition légale de l’explosion meurtrière est toujours dans les limbes juridiques.
La reconnaissance juridique et l’action légale conséquente supposent l’existence d’un État de droit, d’une souveraineté nationale et d’une latitude politique impossible dans un pays qui pâtit d’occupations alternées par des dictatures qui méprisent la notion d’État de droit et qui bénéficient de complicités internes transversales. Héritier d’une tradition d’État de droit, le Liban a besoin de recouvrer son indépendance nationale et son droit à l’autodétermination comme préludes nécessaires au travail de mémoire et de justice. Les entraves multiples à la justice n’ont jamais cessé de proliférer, les vides juridiques se maintiennent et les citoyens sont renvoyés aux rapports de force institués par des dictatures criminelles qui occupent le pays, aux conflits de narrativité et aux béances stratégiques de l’ordre régional.
L’instruction des dossiers est plus que jamais reliée à la réhabilitation de la souveraineté libanaise, de l’État de droit et des politiques de réconciliation. La dévalorisation des enjeux aussi essentiels que ceux des prisonniers politiques, des kidnappés et des disparus correspond non seulement à leur mort physique et légale, aux abominations de l’incarcération politique, mais surtout à leur mort symbolique, comme pour mieux enrayer leur mémoire et leurs droits imprescriptibles. L’occupation du Liban par la Syrie et par l’Iran, la mise à mort de la souveraineté nationale et de l’État de droit, les apories morales et politiques de la notion de réconciliation, ainsi que les complicités internes ont rendu impossible la mise en place d’un mécanisme de justice transitionnelle et d’une commission de vérité et de réconciliation et interdit le travail de mémoire et de justice.
*La question des prisonniers politiques et des disparus de la guerre est un enjeu qui m’a profondément préoccupé en temps de guerre et d’après-guerre: travail de médiateur, de négociateur et de plaidoirie auprès des parties du conflit, des démocraties occidentales (France, USA, Allemagne fédérale, Parlement européen etc.) et dans le cadre des ONG nationales et internationales (Foundation for Human and Humanitarian Rights, Fondation internationale des droits humanitaires, Human Rights Watch, Amnesty International, Pax Christi, Caritas Internationalis, Conférences des évêques catholiques en Allemagne et aux États Unis et Église de France).
Lire aussi
Commentaires