«Junil»: quand la beauté des mots défie la violence du monde


L'art de la dissonance: la poésie des ruines

Né en 1963 à Valence, Joan-Lluís Lluís s’impose dans le paysage littéraire catalan avec des romans explorant des thèmes tels que l’identité, le pouvoir et la mémoire, souvent avec une pointe de sarcasme et de cynisme. Junil, traduit en français par Juliette Lemerle, s’inscrit dans cette veine audacieuse, mais explore avec une force nouvelle l’art subtil de la dissonance, du contraste. Dès les premières pages, le lecteur est plongé dans un monde hostile, où le froid mord la chair et la peur rôde comme une bête sauvage. Junil, jeune fille contrainte de vivre sous le joug d’un père impitoyable, porte en elle une douleur sourde, amplifiée par l’omniprésence du danger et l’absence de figures bienveillantes. L’incendie qui ouvre le récit, ravageant le village natal et laissant Junil orpheline de mère et de frères, marque aussi le début d’une relation toxique, une danse macabre entre bourreau et victime. L’amour maternel, cette protection discrète qui la nourrissait autrefois, s’est consumé dans les flammes, laissant place à une forme de dévotion paradoxale pour l’homme qui voit en elle «un boulet au pied d’un homme qui n’a plus rien».
C’est ainsi que naît le mépris, implacable et dévastateur, laissant entrevoir une des dissonances fondamentales qui traversent l’œuvre: l’opposition entre la beauté des mots et la violence du monde. Junil, enfant, découvre avec fascination le métier de son père, écrivain public qui, d’un simple geste, peut créer un monde sur la page blanche. Elle y perçoit alors un pouvoir presque magique, une puissance divine qui contraste cruellement avec l’impuissance face au malheur, la petitesse de l’humain face à l’arbitraire des dieux.
À la disparition de celui qui lui avait appris en cachette à lire, elle se tourne vers les auteurs de la bibliothèque de Minerve, Homère, Virgile, Lucrèce et surtout, Ovide. Ce dernier, dont elle découvre l’œuvre en secret, lui révèle l’art subtil de l’alliance entre beauté et douleur, une dissonance nouvelle que son esprit assoiffé de liberté va s’approprier. L’exil d’Ovide, condamné aux terres lointaines et au silence, résonne avec sa propre soif d’échapper à la tutelle d’un père devenu insupportable, à un destin tout tracé. La beauté de ces mots dérobés devient une promesse d’ailleurs, un lieu imaginaire qu’elle rêve d’atteindre, un refuge contre la solitude et la violence du monde.
Le père de Junil, désormais propriétaire de la librairie, s’opposera à cette alliance intime avec les livres, transformant les mots d’Ovide et d’autres poètes oubliés en une monnaie d’échange pour se forger une nouvelle identité. Les vers, arrachés de leur contexte, nourrissent son ambition sociale, deviennent des armes qu’il brandit sans vergogne, oubliant le sens originel et sacrifiant la beauté sur l’autel du pouvoir.
Avec la disparition de Javos Delenos, l’ancien libraire jovial aux mains tachées d’encre, la dissonance s’accentue. Joan-Lluís Lluís oppose la beauté sacrée des mots, refuge de Junil et de l’esclave Trident, à la bassesse d’une usurpation, créant un contraste violent entre les aspirations de la jeune fille et l’ambition sans scrupule de son père. L’art de la dissonance s’exprime aussi à travers l’opposition physique entre la figure fragile et rebelle de Junil face à celle, imposante et brutale, de son père. Elle qui aspire à la légèreté des mots, se retrouve captive d’une réalité matérielle qui l’écrase et l’empêche de prendre son envol.
Au fil des chemins, une langue nouvelle

L’ombre d’une famille cruelle et puissante qui convoite Junil l’oblige à fuir Nyala, la capitale de la Province de l’Étang. Ce départ marque le début d’un voyage initiatique semé d’embûches et de rencontres. Au fil des chemins qui la conduisent vers les terres barbares, Junil se retrouve entourée d’autres êtres en quête d’émancipation, eux aussi marqués par le passé et traînant un lourd secret. Trident, esclave lettré au dos marqué par les coups, Lafas, le devin malgré lui qui cherche à échapper aux affres de la servitude, Dirmini, ancien gladiateur aux récits improbables, et Arbre, le guerrier manchot hanté par la disparition de son peuple, formeront un cortège disparate, une troupe fragile et improvisée.
Au cœur de cette pérégrination, Joan-Lluís Lluís orchestre la naissance d’un langage nouveau, patchwork imparfait de mots empruntés aux barbares et aux habitants de l’empire. Une langue qui oscille entre la poésie et la violence, reflétant l’ambiguïté du monde traversé par ces êtres en fuite. «Tous parlent la langue de tous. Car ils ont fabriqué un parler unique, rapiécé…Personne ne la considère comme une langue à part entière…Cette langue fluctue et s’agite…» Les mots, malgré leur imperfection et leur violence parfois, tissent une nouvelle forme de solidarité, offrant une protection illusoire contre le monde et ses dangers.
Car la peur est omniprésente: peur des barbares, des animaux sauvages, de la faim et de la solitude. La nuit, qui devient «un trou immense et vorace», révèle l’intensité de leurs peurs ancestrales. La nuit de la fuite, Lafas «n’entend plus que le battement de son cœur, qui le supplie de rentrer au temple». La terreur prend racine en eux, mais apprend aussi à «s’émousser d’une nuit à l’autre». La lecture devient alors un refuge, un rempart contre le chaos. Le père de Junil lui interdisant d’apprendre à lire, elle s’initie en cachette, guidée par les autres. L’œuvre d’Ovide, ses récits poignants et ses mots ciselés, prennent une résonance particulière. Ovide devient un confident invisible, un phare dans l’obscurité de la route qui se déploie sans fin. Junil, profondément touchée par la justesse de ses mots, sent naître une fascination pour l’écrivain en exil et imagine un lieu de paix et d’inspiration, «comme si toute la littérature était l’œuvre d’un seul auteur qui aurait décidé… d’emprunter plusieurs noms». La question des origines de la littérature, sa force sacrée et divine, hante Junil et l’interrogation, formulée à travers la plume de l’auteur, «il est étrange qu’écrire soit une affaire humaine», révèle le pouvoir transcendantal des mots.
Entre la page blanche et le bord du monde
Au-delà du voyage physique, Junil est une quête d’identité. Chaque pas accompli, chaque rencontre marquante, façonne la jeune fille et lui révèle peu à peu ses propres aspirations. Les frontières entre civilisation et barbarie s’estompent au fil du récit, mettant en lumière la force de la solidarité face à un monde chaotique. Le désir de Junil d’atteindre le pays des Alains, terre mythique où l’esclavage n’existe pas, devient le symbole d’une quête d’un ailleurs où elle pourrait enfin vivre sans être opprimée.
Ce pays imaginaire, né du désir d’échapper aux oppressions de l’empire et du poids de la tradition, se nourrit des mots qu’elle a patiemment glanés et chéris, au fil des pages dérobées et des moments volés. À mesure qu’ils se rapprochent du lieu qui pourrait devenir leur havre de paix, une question se pose: «Combien de temps doit marcher une bande de fugitifs pour arriver au pays… où personne n’est l’esclave de personne?»
Avec Junil, Joan-Lluís Lluís tisse une œuvre riche et stimulante, aux multiples facettes, une œuvre qui résonne bien après la dernière page tournée. Un roman marquant qui nous questionne sur notre rapport au monde, aux mots et à la liberté. Il nous invite à méditer sur la force de l’écriture comme outil de résilience, la poésie comme antidote à la brutalité, et la quête d’un ailleurs, chimérique peut-être, mais pourtant seule lumière capable d’éclairer la route sans fin qui se déroule sous nos pas.
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