I-Avec les talibans à Kaboul, une double crise humanitaire et sécuritaire
Le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan aura des répercussions certaines sur l’Iran et les autres pays de la région, et ne manquera pas de ce fait d’avoir par ricochet un impact indirect sur le Moyen-Orient, et donc sur le Liban, en raison du rôle et de l’influence de la République islamique iranienne dans cette partie du monde. Dans une série d’articles consacrés à ce dossier explosif, « Ici Beyrouth » présentera un décryptage portant sur la nouvelle donne apparue en Afghanistan, le rôle et les intentions des talibans, la position du Qatar dans ce contexte, et les enjeux qui se posent désormais aux grands voisins de ce pays asiatique plongé dans la tourmente depuis plusieurs décennies.

« Pays carrefour », « pays tampon », pays « couloir des invasions », l’Afghanistan constitue un autre exemple de ces « ventres mous » du monde qui, depuis le milieu des années 1970, n’en finit plus de se noyer dans les remous de sa malédiction géopolitique. Le 17 août dernier, l’entrée sans coup férir des milices talibanes à Kaboul, capitale de l’Afghanistan, a replongé le pays dans la sombre atmosphère des années 1996-2001, quand ce mouvement islamiste fondamentaliste créé au cœur des zones tribales du Pakistan voisin s’est imposé dans un contexte de chaos milicien et de guerre civile.
Le monde retient de cette période les images brutales de civils matraqués à l’aveugle, de femmes oblitérées de l’espace public, de l’effacement à la dynamite des bouddhas géants de Bamiyan, de châtiments sanglants jusqu’à la mort exécutés devant les foules et les caméras. Cet ordre brutal ne mobilisait alors contre lui que les humanitaires et les idéalistes, jusqu’à ce qu’en 2001, prêchant la fraternité de tous les combattants de la foi, ces « étudiants en religion » avaient effrontément refusé de livrer aux États-Unis leur hôte et allié Oussama Ben Laden, organisateur des attentats du 11 septembre. En un mois, l’opération américaine « Liberté immuable » avait balayé ce premier Émirat islamique d’Afghanistan, alors seulement reconnu par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Pakistan.
Mais si les Américains ont les armes, les islamistes ont le temps : vingt ans passent et la première armée du monde finit par se retirer, pavant la voie au retour au pouvoir de la milice fondamentaliste, lui abandonnant un arsenal militaire considérable et, surtout, le destin de millions d’hommes et de femmes auxquels l’Amérique avait donné goût à une liberté et une modernité inédites.
Réduite à quelques débris des troupes du commandant Ahmad Shah Massoud (tué le 9 septembre 2001 par el-Qaëda), la résistance armée aux talibans est actuellement aux abois, acculée à se retirer dans quelques hautes vallées, privée des ravitaillements nécessaires à une lutte efficace, bien qu’elle s’en défende officiellement. De son côté, l’Occident, s’il ne l’avoue pas, n’apportera plus désormais à des groupes armés un soutien qui ne ferait que prolonger la guerre et sa propre implication dans celle-ci alors qu’il vient, si peu glorieusement et à bout de ressources, de se débarrasser de la grenade dégoupillée afghane.


Les attentats contre les mosquées chiites
Sur le terrain, la première alarme est aujourd’hui humanitaire. Déjà touché par une précarité chronique dans ce domaine, et alors qu’il subit une grave sécheresse, le pays est sur le point d’être asphyxié par le gel, consécutif à la chute du régime pro-occidental, des 9 milliards de dollars que l’État afghan détient à l’étranger. Le 11 octobre, le secrétaire général des Nations Unies Antonio Guterres constate : « Avec les avoirs gelés et l'aide au développement suspendue, l'économie est en train de s'effondrer. Les banques ferment et les services essentiels, tels que les soins de santé, ont été suspendus dans de nombreux endroits ». Le pourcentage d’Afghans vivant sous le seuil de pauvreté, de 72% avant la prise de pouvoir par les talibans, atteindra le niveau dramatique de 97% si l’aide internationale continue d’être suspendue, prévient pour sa part le Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud).
La prise de pouvoir par les talibans est également loin d’apporter aux Afghans la sécurité, contrairement à ce dont se prévaut le nouveau régime. Au début d’octobre, à Kaboul, Kunduz puis Kandahar, des attentats suicides perpétrés contre des mosquées chiites ont fait des dizaines de morts dans cette communauté qui représente de 10 à 20% de la population et reste une cible privilégiée du radicalisme sunnite. Ils ont été revendiqués par l’État islamique au Khorassan (EIK), la branche locale de Daech qui rivalise avec le mouvement taliban. Après l’attaque suicide du 8 octobre qui a tué plus de cinquante fidèles à Kunduz, le chef local des services de sécurité talibans déclarait : « Nous assurons à nos frères chiites que nous allons garantir leur sécurité et que de telles attaques ne se reproduiront pas. Nos aînés et toute la nation, dont nous-mêmes, sommes attristés ».
Les talibans auraient-ils radicalement changé de sentiments depuis l’époque où ils persécutaient avec zèle les chiites de l’ethnie hazara ? Rien n’est moins sûr, observe Karim Pakzad, chercheur d’origine afghane à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) français : « Leur puissant ministre de l’Intérieur a surtout déclaré qu’ils étaient pires que des infidèles. Fin août, des prisonniers de guerre hazaras ont été exécutés dans le centre et dans la province de Daykundi. Près de 800 familles ont été expulsées de leurs maisons pour être remplacées par des pachtouns » (l’ethnie sunnite très largement dominante au sein des talibans et qui représente environ 40% de la population). Des développements qui font planer le doute sur les assurances exprimées par les talibans après leur retour à Kaboul.


Prochain article : Le Taliban 2.0 n’existe pas
Commentaires
  • Aucun commentaire