II– Le taliban 2.0 n’existe pas

Le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan aura des répercussions certaines sur l’Iran et sur les autres pays de la région, et ne manquera pas de ce fait d’avoir, par ricochet, un impact indirect sur le Moyen-Orient, et donc sur le Liban, en raison du rôle et de l’influence de la République islamique iranienne dans cette partie du monde. Dans une série d’articles consacrés à ce dossier explosif, « Ici Beyrouth » présentera un décryptage portant sur la nouvelle donne apparue en Afghanistan, le rôle et les intentions des talibans, la position du Qatar dans ce contexte, et les enjeux qui se posent désormais aux grands voisins de ce pays asiatique plongé dans la tourmente depuis plusieurs décennies.


À l’urgence humanitaire absolue que connaît l’Afghanistan depuis le retour des talibans à Kaboul s’ajoute aussi une lourde menace qui pourrait s’abattre à long terme sur les droits fondamentaux des Afghanes et des Afghans. Le 23 septembre, dans les vénérables locaux de la Société des Explorateurs de Paris, militants associatifs, diplomates, membres et sympathisants de l’opposition aux talibans dressaient un état des lieux angoissé de la situation, unanimes à dénoncer le mensonge des assurances talibanes de modération et de tolérance : « Ne vous fiez pas à ce vernis diplomatique, ils n’ont jamais changé et ils le montrent sur le terrain de plus en plus ouvertement », viennent-ils répéter à la tribune.
« Tout ce que nous avons réalisé pendant vingt ans s’est évanoui en un instant, témoigne la jeune photographe Najiba Noori. En ce moment, d’innombrables journalistes, artistes et activistes sont traqués ». Succédant au chirurgien Samad Omar, qui confirme la stricte séparation entre hommes et femmes imposée dans les services de santé et l’enseignement, Ariane Shukrieh Bahomar, étudiante à Science Po Paris explique : « Tous les Afghans souffrent, mais les femmes sont dans la plus grande précarité car elles n’ont plus de citoyenneté, plus de voix, plus aucun droit dans aucun domaine. Celles, nombreuses, qui travaillaient ont perdu leur emploi et l’autonomie qu’il leur offrait. Si l’on ajoute à cela le retour des discriminations ethniques et religieuses, je vous laisse imaginer le triste sort des femmes hazaras sous la loi des talibans ».
Certes, ces derniers ont appris de leurs défaites, de leurs négociations avec l’Occident, des services secrets pakistanais et des conseillers qataris, et ils n’ont eu d’autre choix que de s’adapter à la modernité technologique du IIIème millénaire. Mais le « taliban 2.0 », ou « nouveau taliban », n’existe pas : le logiciel de base reste immuable, celui de la doctrine deobandi, née en Inde au XIXe siècle, qui prône sans mise à jour possible l’application rigoriste et ultra patriarcale de la loi coranique. « Le mouvement taliban se voit comme une classe cléricale dirigeante amenée à gouverner et réguler la société. On ne peut parler de totalitarisme car ils n’ont pas une logique de pénétration de la sphère privée, dont la gestion et la violence légitime sont laissées à la discrétion du chef de famille », commente Adam Baczko, universitaire spécialiste de la question, récemment auteur de La Guerre par le droit. Les tribunaux talibans en Afghanistan (CNRS Éditions, 384 p., 2021).
Dans l’éloquent reportage audiovisuel « Kaboul, au cœur des talibans » réalisé, juste avant l’irruption de la milice dans la capitale, par le grand reporter français Régis Le Sommier, quelques commentaires illustrent la constance du système taliban. Interrogé sur le maintien des lapidations, amputations et autres pendaisons, un responsable insiste : « Nos décisions de justice seront les mêmes qu’auparavant car il n’y a rien de nouveau dans les saintes lois de la charia ». Puis un commandant, pour qui le 11 Septembre « a été organisé par les étrangers pour nous détruire », exprime son soutien aux terroristes qui ont fait 130 morts à Paris le 13 novembre 2015 : « Je demande à Dieu de leur donner la force. Nous sommes tous frères et nous ferons la guerre à ceux qui osent humilier l’islam ».


Éviter la reconnaissance internationale
Les perspectives sont bien sombres pour de nombreux pans de la société afghane, particulièrement pour sa jeunesse, dont les moins de vingt ans qui n’ont jamais connu le joug taliban (ils représentent plus de la moitié de la population). Ces deux décennies n’auront-elles été qu’une parenthèse pour eux ? Jeune franco-afghan engagé au sein de l’association Kolbaih Dost (La Cabane des amis), Reza Rezaï n’est que pessimisme et amertume : « Des espoirs ? Ils sont si ténus... Nous sommes totalement perdus, nous ne savons pas ce qui va se passer demain, nous ne savons pas ce que veulent faire les voisins de l’Afghanistan, ni les grandes puissances. La communauté internationale n’a finalement que peu d’intérêt pour les droits des Afghans, l’essentiel étant d’éviter l’émigration et le terrorisme international. Si ces aspects sont gérés, ladite communauté se fichera bien de la démocratie ».
Ces jours-ci, les efforts des sympathisants et des militants de la cause afghane, des opposants et des résistants aux talibans, sont tendus vers un seul but : éviter à tout prix la reconnaissance du régime taliban par la communauté internationale. Celle-ci consacrerait en effet la légitimité d’un Émirat islamique d’Afghanistan, qui n’offrira aucun espace à une quelconque inclusivité ou alternance politique, tout en lui ouvrant les moyens financiers internationaux d’assurer son pouvoir.
Invité au début d’octobre par l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE) pour un round de conférences, d’interviews avec la presse et de rencontres avec des parlementaires français, Ali Nazary, porte-parole du Front national de résistance dirigé par le fils de feu Ahmad Shah Massoud, insistait auprès d’Ici Beyrouth : « Ils ne doivent pas être reconnus parce qu’ils ne représentent rien des Afghans ni de l’Afghanistan et parce que, n’ayant jamais rompu avec el-Qaëda, ils continuent de représenter une menace terroriste internationale. La communauté internationale doit prendre le temps de réfléchir à une alternative ».
Pour l’heure, l’Occident attend, dans l’anxiété d’un possible effondrement du pays, de voir si les talibans traduiront leurs « paroles en actes ». Mais si l’Occident garde la puissance, les talibans ont toujours le temps.


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