Sans un livre d’Histoire et sans le devoir de mémoire, comment créer une nation ?
Cent-un ans après sa création, le Liban est simultanément un orphelin égaré et un vieillard amnésique menacé de disparition. Ses enfants sont pillés et sa jeune génération éparpillée. Sur son lit de mort, il est assisté par ses assassins.

Le cent-unième anniversaire de l’édification du Grand Liban a été précédé d’une date historique, la révolution populaire du 17 octobre 2019 et d’une autre tragique, l’explosion du siècle perpétrée contre Beyrouth le 4 août 2020 qui a brûlé la ville et décimé ses habitants.
« Le devoir de mémoire » apparu en 1990 est une injonction à reconnaître la réalité de l’état des victimes et les persécutions subies par une population. Le but étant de ne pas occulter le contexte politique responsable, pour répondre aux exigences éthiques, à celles de l’Histoire et pour activer les processus de résilience et de reconstruction.
L’âge d’or du Liban se limitant à ses cinquante premières années d’essor et de prospérité, la guerre de 1975 s’est chargée de détruire la Suisse de l’Orient, d’entraîner des centaines de milliers de victimes et de rendre le peuple libanais le bouc émissaire de la région.

Aujourd’hui, en l’absence d’un livre unifié d’Histoire et sans inculquer le devoir de mémoire, comment créer une nation ?
Pour créer une mémoire commune, il s’agit de se pencher sur les événements perçus par les collectivités partageant le même passeport, le même sort et le même sol, comme des révélations contribuant à transcender toutes leurs appartenances vers la plus importante, en l’occurrence l’appartenance libanaise.

Rétrospective rapide sur les dates qui ont marqué la mémoire et le parcours des Libanais.es, en contribuant à rassembler toutes les factions, à commencer par l’hécatombe portuaire.
Le 4 août 2020, les Beyrouthins ensemble, dans un même élan, toutes confessions confondues, pleurent leurs centaines de victimes, leurs milliers de blessé.e.s et leur ville démolie. Des politiciens diffusent le venin du sectarisme, pour diviser afin de mieux régner, mais la vieille recette se révèle obsolète.
La solidarité et le soutien apportés par les Libanais.es. aux blessé.e.s, aux sans-abri et aux victimes de la catastrophe quasi nucléaire, s’étendent aujourd’hui à l’inflexible juge d’instruction, menacé de dessaisissement du dossier.
La révolution du 17 octobre, dirigée contre l’impéritie et la corruption des gouvernants, rassemble toute la population libanaise sans distinction religieuse et sociale et se déploie dans toutes les villes libanaises, y compris celles dominées par le Hezbollah et Amal, réclamant la démission des trois présidents et l’application des résolutions internationales.

Au plus fort de la guerre civile, Bachir Gemayel réussit à braver les clivages confessionnels. Avec intransigeance, il fait de la lutte anticorruption son combat. Le 14 septembre 1982, les différentes communautés libanaises pleurent son martyre. C’est une nation qui a réussi sa première identification.

Elle se reconnait quand on l’appelle par son nom : la cause LIBANAISE et revendique son corps qui s’étend sur les 10 452 km.
Vingt-deux ans plus tard c’est un géant de la paix et de la reconstruction qui suscite une nouvelle cohésion nationale : Rafic Hariri. Il incarne les idéaux d’abondance et de prospérité chers aux Libanais.es. Son martyre en 2005 constitue un deuxième moment historique où les différentes communautés libanaises se reconnaissent frères et sœurs, revendiquent leur deuil, leur appartenance libanaise et le retrait de l’occupation syrienne.

En 2000, le peuple libanais salue les sacrifices de la résistance islamique qui provoquent le retrait des Israéliens de la région frontalière au sud du Liban, avant que le Hezbollah n’oriente ses armes vers l’intérieur et transgresse la résolution 1559 du Conseil de sécurité.

Le 4 août 2020, après 45 ans de calvaire, le génocide des Libanais prend une nouvelle ampleur et les réunit dans le grand deuil et le malheur. Sans oublier l’hyperinflation, le pillage des dépôts bancaires et la perte du pouvoir d’achat qui avaient mis tout le peuple à genoux… C’est la période propice au renversement des trônes ainsi qu’à l’instauration de nouveaux idéaux, entraînant l’adhésion de toutes les composantes.
L’ancienne thérapie de l’escamotage collectif pour une amnésie jugée salutaire a prouvé son inefficacité. Ainsi, le devoir de mémoire devrait être inculqué à défaut d’être officialisé, pour renforcer la conscience collective autour d’éléments fédérateurs et reconstruire le corps du peuple libanais, déchiqueté, broyé, calciné et avec lui le corps et la mémoire de la capitale Beyrouth.




L’État ne reconnait aucun de ses crimes et le peuple crucifié depuis un demi-siècle, est aujourd’hui mené soit aux fours crématoires, soit à l’abattoir. 
En revanche, nous assistons à une solidarité sans faille entre le peuple libanais et les parents des victimes du 4 août, mis à part le tandem politique chiite. Ces derniers ne lésinent pas sur les moyens pour torpiller la justice.

Néanmoins, en ayant reconnu leurs statuts de victimes expiatoires sur l’autel des organisations palestiniennes armées et des soldats syriens et israéliens ennemis, les Libanais.es, dans leur grande majorité, ont déposé les premières pierres à l’édifice de la cohésion nationale. Ils, elles continuent à tisser les fils de l’histoire et du passé communs. Aujourd’hui, les Libanais.es se reconnaissent comme les otages et les victimes des Mollahs de l’Iran.

Ces traumas passés et actuels qui jalonnent la mémoire commune sont autant de tracés pour défendre la cause libanaise ainsi que ses idéaux d’essor, d’ouverture et de reconstruction. Ils servent surtout à baliser la mémoire, en vue d’une action concrète, avec l’aide de la diaspora libanaise disséminée dans les quatre coins du monde.

Une mémoire du corps et des souffrances communes qui ont remplacé le livre d’Histoire unifié, qui aurait dû voir le jour selon les accords de Taëf, mais qui, après plusieurs tentatives avortées, fut tronqué dès 2012, avec les tribulations du 14 mars.
Un bref regard en arrière permet de mesurer l’énormité des dégâts provoqués par ce projet sectaire de livre national, écarté finalement. Conséquence du déni imposé par le Hezbollah et ses alliés, cet ouvrage, se permettait de remplacer « la révolution du Cèdre » qui a mobilisé le quart de la population libanaise par « vagues de manifestations. Un déni qui les a poussés à renier des faits historiques et à passer sous silence la deuxième indépendance et la résistance libanaise. Le ministre aouniste de la culture de l’époque avait taxé la révolution du cèdre d’inexistante, précisant qu’elle était inventée par les Américains. On se rappelle la colère de Samy Gemayel qui a dénoncé ces mutilations commises à la mémoire commune : “le livre ne raconte que les exploits du Hezbollah contre Israël”.

Dans l’histoire commune du Liban qui s’écrit actuellement, mais que l’État ne publiera point dans sa version authentique, il est urgent de se focaliser sur les événements fédérateurs, les lieux d’intersection et de rencontre que l’État tente de déformer pour protéger ses intérêts. Il est urgent de revendiquer et de s’approprier la cause et la résistance libanaises, l’identité et le corps de la belle capitale saccagés, pour réclamer les droits des citoyens et citoyennes, ceux des parents des victimes et pouvoir entamer le deuil.
Cinquante ans de sang, n’est-ce pas suffisant ? Qu’en est-il des événements majeurs qui avaient creusé le fossé qui sépare les Libanais.es d’eux-mêmes ? Durant les dernières décennies, il y a eu plusieurs accords aux allures de réconciliations entre les leaders rivaux des partis politiques.
La plus marquante fut entreprise sous la houlette du Patriarche Sfeir et du chef du Parti socialiste progressiste druze Walid Joumblatt le 4 août 2001. Elle fut suivie par celle des Kataëb et des Palestiniens. Devant Amine Gemayel, Abbas Zaki, le 19 août 2008, présente ses excuses aux Libanais.es. Vingt-sept ans après la guerre d’élimination, les Forces Libanaises et le Courant patriotique libre ont signé l’accord de Meerab, invitant les chrétiens à parer le vide présidentiel qui s’éternisait. La dernière réconciliation en date s’est passée au siège maronite de Bkerké, sous la bénédiction du Patriarche Raï entre le chef des Marada et Samir Geagea. Cependant ces réconciliations entre les différents leaders n’ont pas vraiment touché la base populaire, puisque le travail de reconstruction des liens et le dialogue profond ont été esquivés. Par suite, les opprimés n’ont pas eu l’opportunité et le temps de pardonner et les oppresseurs n’ont pas pu exprimer clairement leur repentir.

La réconciliation doit être pensée et inculquée aux jeunes dès leur éveil, car les dissensions et les ressentiments hérités ne font que couver le feu sous la cendre. Ce sont surtout les éducateurs, parents et professeurs, qui sont invités à s’investir complètement dans cette mission, pour éradiquer les préjugés confessionnels et renforcer la cohésion sacro-sainte, sans laquelle tous les sacrifices sont perdus et tous les martyrs profanés. C’est aussi vers la société civile qui a souvent pallié les manquements des institutions étatiques que les espoirs convergent pour tisser des dialogues en profondeur. Il s’agit d’oser le long cheminement de la compréhension des événements passés dans le but du dépassement et de la création d’un front national. Le devoir de mémoire a pour objectif de construire quand les intérêts de l’État actuel se bornent à détruire. Il a pour vocation de prévenir la guerre civile, les débâcles et le désespoir responsables de l’exode massif des Libanais.

Dans cette perspective, nous sommes dans l’urgence de créer un _lobbying_ et de le mobiliser autour de la troisième indépendance et de la cause libanaise. Celle qui pardonne, mais n’oublie pas, celle qui a pour mission de fédérer et de multiplier les actions réformatrices à commencer par le vote massif des expatrié.e.s aux prochaines élections, afin de sauvegarder l’identité commune menacée. Il est inconcevable de limiter nos liens d’outremer à l’attachement au soleil, à la dabké, à l’art culinaire, ainsi qu’aux aides financières. Pendant que le corps de l’ancien Liban expire, il est urgent de libérer son âme qui refuse de mourir.

 
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