III – Jihadistes en sandales ou terroristes internationaux : qui sont les talibans ?
« À l’avenir, tous les aspects de la gouvernance et de la vie en Afghanistan seront régis par les lois de la Sainte Charia », déclarait, via un communiqué lors de la formation du gouvernement taliban début septembre, l’invisible chef suprême des talibans, Haïbatullah Akhundzada, successeur du mollah Omar en 2016 et acclamé Commandeur des croyants. Mais les garanties de modération diplomatiquement données par le nouveau pouvoir afghan pour expliquer le maître ne se traduisent sur le terrain que par le retour à une interprétation littérale et brutale de la loi coranique. Fin septembre, le ministre qatari des Affaires étrangères, qui a activement œuvré à l'organisation des négociations entre Washington et les talibans, haussait le ton face à ces derniers après la pendaison publique de quatre hommes condamnés pour enlèvement, les appelant à prendre exemple sur le Qatar en guise de gouvernance islamique. Avec peu d’effet : la justice des talibans s’est forgée dans le feu de longues guerres sous la houlette de maîtres en religion austères et non dans des palais princiers avec la courtoise assistance de consultants occidentaux. Si le mâle conservateur pachtoune – l’ethnie dont sont issus la majorité des talibans et qui représente 30% de la population – peut se féliciter de ce nouvel État du droit musulman en Afghanistan, les minorités tremblent. Femmes, chiites et progressistes n’oublient pas qu’ils en ont été les grandes victimes à la fin des années 1990. Mais, sous la férule talibane, les fonctionnaires corrompus, les chefs de bandes armées, les trafiquants, les bandits et les voyous qui pullulent, et dont beaucoup avaient partie liée avec l’occupant, font aussi profil bas.
« Le succès des talibans vient beaucoup de leurs tribunaux, explique le chercheur Adam Baczko qui est allé enquêter plusieurs mois sur le terrain. Entre 2002 et 2008, la justice a été totalement négligée par le gouvernement et ses alliés occidentaux, menant à l’exacerbation des conflits, et à la multiplication des litiges et des vengeances. Les tentatives inadaptées de rattrapage ont été des échecs. En appliquant rigoureusement leur justice dans les territoires pris, les talibans y ont incarné le retour d’une autorité et du droit contre l’arbitraire précédent ». Car la reconquête talibane n’a pas soulevé systématiquement l’effroi, souvent même elle a été accueillie avec soulagement dans les régions rurales, particulièrement victimes de l’incurie et de la corruption gouvernementale, du banditisme et des désordres miliciens. Les talibans, « étudiants en théologie et en droit islamique », le répètent volontiers devant les caméras : la nécessité de juguler la criminalité qui gangrène l’Afghanistan justifie la violence des peines appliquées, souvent publiquement à des fins dissuasives. « Les talibans, qui se voient comme une classe dirigeante amenée à réguler la société, ont un discours de panique morale : pour eux, le conflit a fait perdre le nord aux Afghans qui se sont mis à collaborer avec l’occupant, il s’agit de les remettre dans le droit chemin de la vertu islamique », poursuit le chercheur.

À l’origine, les medersas pakistanaises

À la fin de 1994, quand quelques dizaines de ces « moines soldats » ont surgi dans le Sud afghan, le mythe fondateur veut que leur maître, le mollah Omar, les y ait conduits pour rétablir la justice et l’ordre après les meurtres de trois jeunes gens attribués à des chefs de bandes armées. En 1996, leurs nombreuses troupes défilaient dans Kaboul, instaurant une forme d’ordre dans la capitale détruite par les guerres miliciennes et leur conception de la société islamique. Trempée dans le jihad pour la libération de l’Afghanistan, celle-ci s’est forgée dans les medersas de l’Est pakistanais où ont été instruits des milliers de jeunes Afghans, essentiellement pachtounes, réfugiés dès l’invasion soviétique de 1979. La plus célèbre d’entre elles, Dar al-’Ulum al Haqqaniya dont sont sortis le mollah Omar et nombre de dirigeants talibans, se rattache au courant sunnite deobandi, né dans le nord de l’Inde en 1867 en réaction à la colonisation anglaise. Rigoriste et ultra-patriarcal, le déobandisme est distinct du wahhabisme mais il s’en est inspiré à sa fondation et, porté par un flot de pétrodollars, sa version internationale salafiste l’a rattrapé dans les medersas pakistanaises un siècle plus tard, radicalisant le militantisme de ces “universités du jihad”. L’entreprise de reconquête talibane disposait de troupes, d’un mot d‘ordre mais elle n’aurait pu réussir sans l’aide d’un puissant parrain. Chercheur spécialiste de l’Afghanistan, Karim Pakzad rapporte à ce sujet ce que lui a déclaré Benazir Bhutto, Premier ministre du Pakistan entre 1993 et 1996 : « je n’ai eu aucune main dans la création des talibans en 1994. J’étais un jour dans mon bureau avec le ministre de l’Intérieur quand les chefs de l’ISI [Inter-Services Intelligence, le renseignement militaire, NDLR] sont entrés et ont étalé leur plan : l’anarchie régnait en Afghanistan, nous y faisant perdre toute influence. Le plan, financé par les Saoudiens et agréé par les Anglo-Saxons, était de lancer un mouvement pachtoune à partir des medersas. C’était le domaine réservé de l’armée, de l’État profond pakistanais ».
Avec le retour des talibans, les agents de l’ISI pullulent à nouveau à Kaboul et en profondeur dans le pays, notamment pour encadrer la réduction de la dernière poche de résistance à l'Émirat islamique, dans la vallée insoumise du Panshir. Le 4 septembre, trois semaines après la prise de Kaboul par les talibans, le général Faiz Hameed, chef de la l’agence pakistanaise, a débarqué en personne dans la capitale afghane, poussé par l’urgence : en pleine formation du gouvernement, des heurts ont eu lieu entre des factions talibanes qu’il a fallu au plus vite juguler. A peine nommé vice-Premier ministre, Abdul Ghani Baradar, personnage-clé des négociations menées au Qatar avec Washington depuis 2018, aurait été blessé par des rivaux du “réseau Haqqani”. En effet, deux grandes tendances animeraient le camp taliban : le canal historique, dit de Kandahar, celui des figures du premier émirat qui se sont polies au contact diplomatique de l’Occident, et le réseau Haqqani, proche de l’ISI mais aussi d’el-Qaëda et classé terroriste par les États-Unis, celui des combattants sur le terrain qui ont pris Kaboul et se sont réservés, pour prix de leurs sacrifices, les postes-clés. Fils du fondateur du réseau, Sarajudin Haqqani – dont la capture reste mise à prix à 10 millions de dollars par Washington – s’est ainsi emparé du puissant portefeuille de l’Intérieur. Nombre d’observateurs ont été rapides à voir dans ces frictions les prémisses d’une nouvelle guerre fratricide mais, fin connaisseur, Adam Baczko est sceptique : « Il s’agit d’un mouvement très uni avec une grande cohérence idéologique, les Haqqani ne constituent pas une branche à part entière du mouvement, lequel connaît des tendances contradictoires mais sait les dépasser ».

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