Partir ou rester, l’éternel dilemme des Libanais
Depuis le début de la révolution d’octobre 2019, le Liban est touché par une vague d’émigration qui s’inscrit dans la durée. Déçus de ne pas voir de changement au sein de la classe dirigeante, des Libanais se sont résignés à quitter le pays malgré eux. Cette vague de départs précipités a eu un impact important sur le plan psychologique et culturel.

Face à un système en faillite qui se détériore d’année en année, de nombreux Libanais ont décidé de quitter le pays à la recherche de stabilité. «Partir ou rester, dans les deux cas nous sommes malheureux», explique Reine, 35 ans, photographe, installée à Berlin. Depuis la Première Guerre mondiale jusqu’à nos jours, le Liban a connu d’importantes vagues d’émigration. Les récents événements d’ordre sécuritaire, dont l’explosion du 4 août 2020, ont accéléré cette vague migratoire. «Tous les jours, je me disais que je devais quitter le pays même si je gagnais bien ma vie, mais je n’arrivais pas entamer les démarches nécessaires», explique Carla, 30 ans, avocate. «Après les incidents de Tayouné, le 14 octobre 2021 (l’attaque des miliciens du tandem chiite Amal-Hezbollah contre le quartier de Aïn el-Remmané, NDLR), rester n’était plus une option. J’ai décidé de déménager à Dubaï, car je souhaite fonder une famille et je ne peux pas le faire ici. Mais en même temps, je ne veux pas élever mon futur enfant loin de sa patrie et de ses grands-parents.»

Pour Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et psychologue clinicien à Paris, le fait que la révolution d’octobre n’ait pas atteint son objectif a engendré un sentiment de malaise chez les Libanais. «Ils avaient envie de rester au Liban, mais ils n’ont pas réussi à déclencher le changement espéré, explique-t-il à Ici Beyrouth. Ils ont préféré rationaliser leur départ en se disant qu’ils sont partis par choix personnel.»

Qu’ils soient partis pour leurs études universitaires ou pour du travail, les Libanais ont souvent cherché à rentrer au pays. En 2018, Abdallah, 51 ans, a fait le pari risqué de rentrer au pays avec son épouse italienne et ses deux filles. «Je voulais déjà rentrer au Liban à la fin de mes études de médecine en 1998, confie-t-il. Aussi dès que j’ai eu cette opportunité de travail, je l’ai saisie pour rentrer, mais aussi pour que mes filles bénéficient du système éducatif, réputé pour être parmi les meilleurs.»

Khalil, 43 ans, également médecin, était rentré des États-Unis en 2018 pour que ses filles puissent grandir dans un environnement libanais. «Je voulais que mes filles aient la même enfance que moi auprès de la famille», dit-il. Le 4 août aura été la date qui aura poussé les deux médecins à repartir de nouveau dans leurs pays adoptifs, malgré leur volonté de vivre au Liban.

L’impact sur le plan psychologique
Décidée à la hâte ou à la suite d’un événement déstabilisant, cette émigration n’a pas été choisie et pensée dans le calme. Albert Moukheiber explique que l’émigration peut être violente et se transmettre d’une génération à une autre. «J’étais partie avec mes enfants en France pour les vacances d’été et finalement j’ai décidé de ne plus rentrer au Liban à cause de la crise du carburant, raconte Nadine, 46 ans. C’était un déchirement de quitter le pays. On ne nous laisse pas nous enraciner. Nous avons l’impression de revivre la même chose que nos parents.»

Albert Moukheiber a reçu des patients libanais à Paris pour des raisons liées à cette émigration soudaine. «Les personnes venaient me voir après l’explosion du 4 août, un déracinement brusque, la perte de ressources financières ou la mort d’un proche n’ayant pas pu être pris en charge à cause de l’effondrement du système de santé», indique-t-il. Ce changement de vie brutal n’a pas facilité les conditions d’intégration. «Certaines personnes rencontrent des difficultés à s’adapter car elles ne possèdent pas encore les codes de la société et ne connaissent ni la langue ni le système administratif, constate-t-il. Tout a été trop rapide pour elles.» C’est le cas de Reine. «C’était la première fois que je quittais Beyrouth, raconte-t-elle. J’ai eu beaucoup de mal à m’adapter à la culture et au système administratif allemand. J’ai eu des moments de grande solitude et de profonde tristesse.»


À la recherche de la culture libanaise 
Pour alléger les souffrances liées à l’émigration, certains Libanais s’accrochent à leur culture et cherchent des personnes vivant la même expérience. «J’ai cherché à m’entourer de Libanais, car parfois j’ai tout simplement envie de parler ma langue, confie Reine. J’ai souvent eu envie de tout abandonner pour rentrer, car le Liban me manque, puis je me disais que ça serait dommage après tout ce que j’ai traversé.»

Certains Libanais créent des mini-Liban là où ils vont pour faciliter le processus d’adaptation. Albert Moukheiber explique que la transmission de la culture libanaise n’est pas un frein à l’intégration. «Il n’y a pas de règles quant à la transmission d’une culture, il doit juste y avoir une certaine cohérence à la maison», avance-t-il. Il donne l’exemple de parents qui parlent libanais entre eux, mais qui n’ont pas transmis la langue à leur enfant, «qui peut alors se sentir exclu et perdu».

Même si les enfants ont une facilité à s’intégrer, certains ont toutefois le mal du pays. Bilal, 40ans, chercheur, est parti s’installer avec sa famille en France à la suite des incidents du 14 octobre 2021. «Ma fille est en permanence en quête de son identité libanaise, dit-il. Elle veut parler, écouter, danser et manger libanais. Nous sommes partis pour nos enfants, mais tout le monde a eu le cœur brisé en quittant le pays.»

Pour de nombreuses familles libanaises installées à l’étranger, il est primordial de transmettre les valeurs libanaises aux enfants. «Au Liban, on apprend à être indulgent avec soi-même et avec les autres avec cette belle parole “ma tehtal ham” qui veut dire ne t’inquiète pas», raconte Nadine.

Albert Moukheiber distingue deux cultures, l’explicite et l’implicite. Les parents peuvent transmettre à leurs enfants la culture explicite, comme la langue et la cuisine, mais auront plus de mal pour ce qui est implicite comme les odeurs, le visuel et les expressions locales. «Certes, il y a un risque que la culture libanaise telle que nous la connaissons change ou disparaisse, surtout pour un pays comme le Liban, qui connaît de nombreuses vagues d’émigration, fait remarquer Albert Moukheiber. Généralement au bout d’une génération, les liens se défont. Lors de la deuxième génération, les liens n’existent presque plus. C’est le cas de la communauté libanaise en Amérique latine qui ne garde de ses origines que le nom de famille et la culture culinaire.»

Bien qu’ils aiment le Liban et souhaitent y rentrer, le retour au pays apparaît comme lointain, voire incertain, tant que la classe politique est encore au pouvoir. Les élections législatives apparaissent comme le dernier espoir pour ces Libanais de l’étranger.
Commentaires
  • Aucun commentaire