Le «tout sauf Macron» peut-il faire triompher Le Pen ?
Près de 30% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon sont prêts à voter pour Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, selon un sondage Ipsos réalisé le 11 avril dernier. Un autre tiers s’abstiendrait (36%) – refusant de facto de faire barrage à l’extrême droite – et 34% voteraient pour Emmanuel Macron. Comment expliquer qu’un tiers des sympathisants de La France Insoumise soient prêts à voter pour Le Pen ? Pourquoi le front républicain contre l’extrême droite semble-t-il être une notion dépassée pour une partie de l’opinion publique française ? Alors que le «tout sauf Macron» semble faire des émules au sein d’une partie importante du corps électoral, le discrédit à l’égard des élites ne fait que grandir. Pour tenter de comprendre les logiques qui animent l’entre-deux tours de l’élection présidentielle, Ici Beyrouth a interrogé le philosophe Vincent Cespedes, acteur du débat public et auteur du livre Les 50 plus grandes théories des philosophes français.

Pour Vincent Cespedes, «Mélenchon a misé sur l’exaspération populaire : la colère, l’antisystème, la haine des élites, la haine des journalistes».

Comment expliquer que 30% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon soient prêts à voter pour l’extrême droite de Marine Le Pen ?

Mélenchon a appliqué ce que Chantale Mouffe et Ernesto Laclau appellent le populisme de gauche : plutôt que de faire rêver et de mettre en place un discours sur le monde de demain qu’on aimerait avoir, Mélenchon a misé sur l’exaspération populaire : la colère, l’antisystème, la haine des élites, la haine des journalistes. Ce faisant, il a agrégé des gens qui sont dans un vote «bras d’honneur», protestataire, pour ennuyer l’élite, «l’oligarchie», comme il le disait il y a quelques temps.

Donc nous constatons que Mélenchon, ce n’est pas la vraie gauche, elle n’est pas antifasciste, ni engagée pour des valeurs positives à réaliser : c’est un mécontentement qui surfe sur les passions tristes, sur la haine, sur la colère pour pouvoir engranger des voix et des suffrages.

Certains vont jusqu’à qualifier ce mouvement de « rouge-brun » ; cette approche est-elle recevable ?

Il y en a, mais je ne pense pas que Mélenchon soit issu de cette ligne-là. Ce sont plutôt les rouges-bruns qui se servent de la possibilité mélenchoniste ; on a vu, par exemple, Alexis Poulin ou Idriss Aberkane vanter l’alliance de la réaction d’extrême droite et du ras-le-bol mélenchoniste. Aberkane verse désormais dans le complotisme lié à la crise du Covid. Dans trois tweets, il rêvait d’une alliance entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Derrière ça, il y a aussi l’UPR d’Asselineau, Dupont-Aignan et d’autres figures similaires.

En surfant sur la colère, Mélenchon ne maîtrise pas les voix qu’il engendre, ce qui pose un problème. Il faut aussi reconnaître que Mélenchon n’a jamais pu accompagner un mouvement social ; c’est un échec total : il n’a jamais accompagné les Gilets jaunes, aucune lutte n’a été engrangée, c’est une gauche des écrans qui râle sur les élites. Ce sentiment anti-élite va jusqu’à éviter de voter contre Le Pen et de ne pas mettre un bulletin Macron, tout simplement parce que Mélenchon serait traité de «traitre» par ses propres mécontents qu’il a su agréger.

Pour Vincent Cespedes, «Mélenchon a misé sur l’exaspération populaire : la colère, l’antisystème, la haine des élites, la haine des journalistes». (Photo by Ludovic MARIN / AFP)

Près de 51% des 18-24 ans ont voté pour un candidat complaisant à l’égard de Vladimir Poutine ; que veulent dire ces chiffres dans la société française ?

L’offre de gauche a été dispersée, le PS a perdu en crédibilité depuis le mandat de Hollande. Que les jeunes votent à gauche et utile, cela ne doit pas nous surprendre. Cette volonté de changement a prédominé dans la jeunesse. Leurs voix sont allées naturellement à Mélenchon, qui avait aussi de leur point de vue l’ancienneté, la persistance, la persévérance. Bien que présent depuis 2012, ils ont grandi avec ce Mélenchon. Sans se soucier du canevas idéologique qui est derrière ce candidat, ils ont voté pragmatiquement, et Mélenchon s’est imposé naturellement.


Alors que l’Allemagne, l’autre grande démocratie européenne, enregistre des scores de 26% pour la social-démocratie, 15% pour l’écologie et seulement 10% pour l’extrême droite, la France semble balayée par le vote populiste et extrémiste. Comment expliquez-vous cela ?

Je pense qu’il y a un immense mal-être en France, lié à une sorte de complexe d’arrogance monarchique à tous les niveaux. Les Français n’ont pas ce rapport civil et civique qu’ont les Allemands. Il y a un vrai mépris de classe en France. Ce manque de civisme fait que ne sont respectés que ceux qui sont en haut dans la hiérarchie, c’est extrêmement puissant. Paris est très centralisateur, le monde se voit à travers l’ornière de la classe moyenne éduquée parisienne. Marine Le Pen ne s’est pas trompée en faisant avant ces élections « le tour de France des oubliés », elle a su où frapper, le RN a été sur les ronds-points pour brunir les Gilets jaunes et cela a terriblement fonctionné.

Ce ras-le-bol est une force de réserve énorme pour l’extrême-droite. À cela il faut ajouter aussi la candidature d’Éric Zemmour et sa surmédiatisation depuis des années qui a permis une dédiabolisation de la candidate RN qui passait pour respectable, alors qu’on avait en face une apologie de tous les thèmes de l’extrême droite.

Notre cinquième république privilégie l’homme providentiel face à son peuple sans intermédiaire, donc en ce sens, Macron est aussi populiste et Mélenchon l’est aussi, c’est le populisme qui a gagné. C’est une sorte de lien mystique entre le dirigeant et le peuple, une figure de deus ex machina politique au détriment de l’équipe. On l’a bien vu quand François Hollande a voulu mettre son équipe, avec le président «normal», cela n’a pas du tout pris chez les Français, alors qu’il montrait quelque chose de très intéressant, c’est-à-dire l’effacement de la grande figure présidentielle.

Aujourd’hui, il n’y a plus besoin de se revendiquer de l’extrême droite pour faire le jeu de l’extrême droite, il suffit d’insuffler le ras-le-bol, le  «tous pourris». Il y a des prédécesseurs, notamment avec Karl Zéro qui a désormais basculé dans les thèses complotistes, ou encore Les Guignols de l’Info qui ont joué à fond sur la carte du complotisme avec Monsieur Sylvestre et la «World Company». On est dans ce mélange à la russe de désespérance de la démocratie.

Toutes proportions gardées, peut-on trouver des similitudes avec la campagne présidentielle américaine de 2017 et la présidentielle française actuelle ?

Le populiste n’est pas seulement un démagogue qui flatte les passions de la foule. C’est l’idée que le peuple est méprisé, doit s’armer, doit se défendre, et qu’il est menacé dans sa quiétude même. Les réseaux sociaux ont permis d’amplifier les thèses complotistes, par exemple avec la secte QAnon pro-Trump et la théorie des élites pédophiles et satanistes. On l’a vu en France aussi avec le Covid, où encore avec le faux documentaire Hold-Up qui est juste de la propagande QAnon. Vous avez également Squid Games, qui apparait comme une série tendance sur Netflix mais qui a le même schéma que QAnon. D’autres séries télés abreuvent les gens de cette conception du monde, le complotisme est devenu mainstream. «Chacun a le droit d’avoir sa croyance» est une phrase fréquemment entendue. On est dans un relativisme ambiant. L’élitisme est remis en cause par le peuple, c’est une crise qui est aussi philosophique. Le fait d’être anti-élite c’est aussi être anti-savant, anti-science, anti-prof de FAC, anti-journaliste. Cela touche les connaissances communes.

Mélenchon est dans une ambiguïté complètement voulue pour séduire les jeunes qu’il a autour de lui. Nous assistons à une recomposition où la grille de lecture sociale s’est transformée en une grille de lecture ethno-raciale pour comprendre les problèmes. En enfermant les gens dans leur identité, il est dans une logique d’extrême droite même s’il reprend la phraséologie de gauche. On a affaire à un tribun populiste comme l’explique Pascal Ory avec la logique du « tous pourris ». L’intellectuel italien Norberto Bobbio montre bien que finalement, dès qu’on renonce à la liberté et à l’égalité, dès qu’on est dans une autorité qui est valorisée, y compris à l’extrême gauche, on a affaire à quelque chose de fascisant.

J’ai écrit que « la gauche peut mobiliser en faisant rêver, la droite peut mobiliser en faisant peur ». Tant que la gauche ne fait pas rêver, elle n’est pas de gauche. J’ai été le premier à critiquer Hollande mais il y a eu des avancées très claires, avec notamment le mariage pour tous, de même que pour Macron dont j’ai critiqué le quinquennat : il n’est pas homophobe, il n’est pas pour la famille traditionnelle, il n’est pas pro-Kremlin comme Le Pen et Mélenchon. Je crains désormais que les Français ne soient aveuglés de haine par des personnalités qui ont soufflé sur les braises en continu.

Vincent Cespedes, auteur de « Les 50 plus grandes théories des philosophes français » (Trédaniel, coll. « 3 minutes pour comprendre », octobre 2021)
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