Hémophiles au Liban: la double peine
Les hémophiles n’en finissent pas de «payer». Frappés de plein fouet par la crise, ils manquent de moyens, de traitement, peinent à poursuivre une vie normale et à rester debout.

«Je souhaiterais que l’on considère les hémophiles comme des personnes à part entière. L’hémophilie n’est pas une tare! Nous sommes des personnes comme les autres». Tel est le message exprimé par Nassib Achkar, présentant une hémophilie A sévère, à l’occasion de la Journée mondiale consacrée à cette affection génétique, fixée au 17 avril. Placée cette année sous le thème «Accès pour tous», cette journée prend tout son sens aujourd’hui, au Liban en particulier.

Jeune adulte de 29 ans, futur papa, Nassib Achkar fait partie des plus de 500 hémophiles que compte le Liban à l’heure actuelle. De nature optimiste, il est le benjamin de deux frères aînés, également hémophiles.
L’hémophilie est une maladie hémorragique rare causée par un manque ou l’absence de facteurs de coagulation. Il s’agit du facteur 8 dans le cas de l’hémophilie A et du facteur 9 dans l’hémophilie B.
C'est une maladie génétique rare, touchant principalement les garçons. Elle est diagnostiquée chez un bébé sur 10.000 naissances. L'atteinte se caractérise par des saignements prolongés qui interviennent suite à une blessure ou à un traumatisme, même mineur. Ces saignements peuvent également être spontanés internes ou externes. Bien qu’ils ne soient pas plus fréquents que chez les personnes non atteintes de la maladie, leur durée est supérieure. Ils peuvent toucher les muscles (hématomes) et les articulations (hémarthroses), surtout au niveau des chevilles, des genoux et des hanches. À la longue, ils occasionnent des raideurs et des déformations invalidantes, pouvant aller jusqu’à la paralysie.
Des traitements efficaces, mais contraignants, permettent de prévenir et contrôler les saignements. Ils consistent à administrer par voie intraveineuse le facteur manquant.

Les blessures de l’âme
Nassib Achkar est aujourd’hui un être accompli, du moins en apparence. Mais le chemin qu’il a parcouru était long, les blessures de l’âme n’étant pas apparentes. Le jeune homme a grandi et appris à vivre avec la maladie, à la gérer et à en parler sans complexe, ni détour. Dans ses échanges avec Ici Beyrouth, il confie toutes les difficultés auxquelles il a dû faire face à chaque étape de sa vie. «La discrimination était toujours présente et venait s’ajouter aux douleurs physiques quasi continues. L’épreuve morale et les douleurs psychologiques prenaient parfois le dessus », dit-il. À l’école par exemple, où les jeux dans la cour de récré avec les copains étaient impossibles. La peur régissait les comportements. La peur par simple méconnaissance de la maladie. Cette peur l’a poursuivi à l’université, dans ses relations avec les autres, la gent féminine en particulier, et même sur son lieu de travail. Tout est fait pour lui rappeler son hémophilie, lui qui ne manque pas de déployer tous les efforts pour prouver qu’il peut mener une vie normale.

Nassib Achkar, aujourd’hui entrepreneur, a menti dans le passé sur son état de santé pour ne pas essuyer un refus à l’embauche. «Les employeurs ne voulaient pas engager une personne qui risquait de se blesser sur son lieu de travail ou de s’absenter en raison de ses blessures. Alors, je ne disais rien. J’attendais d’avoir fait mes preuves pour dévoiler par la suite la vérité sur mon état de santé », raconte-t-il.

Nassib Achkar n’est pas un cas isolé. L’insertion des hémophiles de manière générale et à tous les niveaux ne va pas de soi. «Accepter de parler de la maladie, à commencer par les familles, dans leur entourage et à l’école, reste un tabou, même en 2022. D’ailleurs les écoles refusaient d’accueillir des hémophiles en raison de la responsabilité que cela représentait, et par ignorance surtout », poursuit-il. D’où l’importance à ses yeux du travail d’information et de sensibilisation auprès des établissements et avec tous les acteurs concernés (direction, cadre enseignant, élèves), ainsi qu’avec l’entourage de l’hémophile.


Pour revenir à l’insertion professionnelle, la plus difficile en l’occurrence, force est de constater que «les hémophiles mentent souvent sur leur état de santé pour sécuriser leur emploi», fait remarquer Solange Sakr, fondatrice et présidente de l’Association libanaise pour l’hémophilie. «Les absences se justifient à la faveur de rapports médicaux faisant état d’une grippe ou de tout autre prétexte médical», ajoute-t-elle.

Frappés de plein fouet par la crise
Créée en 1992, l’Association libanaise pour l’hémophilie constitue la référence pour les hémophiles au Liban. Depuis sa fondation, l’association assure à travers son centre de soins un suivi et une prise en charge globale des patients: diagnostic, traitement, prévention, réhabilitation, physiothérapie, éducation et sensibilisation à la maladie, aide aux parents et aux malades pour l’autotraitement, ateliers collectifs…

Aujourd’hui, l’association et le centre de soins souffrent cruellement de moyens et sont frappés de plein fouet par la crise qui n’en finit pas d’enfoncer le pays. Ne bénéficiant d’aucun soutien de l’État, elle compte sur les dons de la Fédération mondiale de l’hémophilie pour traverser cette phase difficile et continuer à assurer sa mission auprès des malades, en maintenant les soins autant que faire se peut.

En effet, la crise a eu un impact sur le traitement notamment au niveau des quantités de facteurs disponibles, mais aussi sur les attentions portées aux personnes atteintes. Solange Sakr rappelle ainsi que «l’association offrait des consultations dans le cadre des soins dispensés avec les médecins partenaires». «Des séances de physiothérapie étaient également assurées. Pour en bénéficier, il suffisait aux patients de se déplacer au centre. Or avec les frais de déplacement devenus exorbitants pour les petites bourses, les malades qui habitent dans des régions éloignées du centre se trouvent pénalisés pour suivre les séances de physiothérapie. Reste le téléphone, qui fonctionne 20 heures sur 24 heures, pour répondre aux urgences, sans compter la présence assurée au centre trois jours par semaine», ajoute-t-elle.

Multiples problèmes
Les difficultés rencontrées sont dues à une multitude de facteurs. À l’augmentation du nombre des patients au cours des deux dernières années (25 nouveaux patients en 2021 dont 80% ont moins de 13 ans), viennent s’ajouter le déficit de la Caisse nationale de la sécurité sociale, le faible approvisionnement des patients en produits par le ministère de la Santé, les restrictions imposées par la Banque du Liban, ce qui rend difficile l’importation des produits qui sont payés en devises et à plein tarif, ainsi que l’augmentation du chômage qui fait que les malades ne bénéficient plus de la couverture des tiers-payants publics et se tournent vers l’association.

C’est ce que confirme d’ailleurs Nassib Achkar, qui depuis cinq mois n’arrive plus à s’approvisionner en produits. Il compte sur son stock de médicaments qu’il garde précieusement pour parer aux saignements. De plus, compte tenu des circonstances actuelles, il a dû arrêter la prophylaxie. «On s’entraide entre frères et l'on utilise les produits avec parcimonie, juste pour traiter les hémorragies», précise-t-il. À titre indicatif, pour un adulte tel que Nassib Achkar, 70 doses de produits sont nécessaires pour couvrir ses besoins. Le nombre de doses est calculé sur la base du poids et de l’âge. Il faut compter en moyenne 20 unités du médicament pour 1 kilo, soit, dans le cas de Nassib Achkar, «près de 35.000 dollars (80% pris en charge par la CNSS et les 20% restants à la charge des malades)». C’est dire aujourd’hui les difficultés auxquelles doivent parer à la fois l’association et les patients.

En somme, au regard du contexte actuel, il ne reste plus qu’à espérer que les personnes dynamiques et désintéressées, comme Solange Sakr, son équipe et les partenaires de l’association, dont l’énergie et l’engagement en faveur de cette cause n’ont pas pris une ride depuis plus de trente ans, puissent pérenniser leur mission, devenue encore plus cruciale avec la déliquescence de l’État. Et ce pour répondre aux besoins vitaux des hémophiles, devenus croissants et plus pressants.
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