Seule la terre est éternelle, film testament de Jim Harrison
©Jim Harrison (Crédits : Rosebud Productions)
François Busnel et Adrien Soland ont filmé pendant trois semaines Jim Harrison, l’un des plus grands écrivains américains, dans son refuge du Montana, en 2015, quelques semaines avant sa disparition.

Alors que le cinéma est en crise, après deux ans de pandémie de Covid-19, et que les plateformes de streaming remettent en question la façon de faire des films, les réalisateurs et producteurs François Busnel et Adrien Soland signent un premier long-métrage méditatif et lent, guidé par le romancier et poète Jim Harrison, un personnage hors-norme, drôle, profond.

Les réalisateurs ont pour cela dû se défaire de leurs habitudes liées à la télévision. Depuis quatorze ans, François Busnel et Adrien Soland co-produisent La Grande Librairie sur France 5, la seule émission littéraire en prime au monde, présentée par François. Portés par l’amour des livres et de la littérature, ils n’ont de cesse de sensibiliser à la lecture, ce qui leur a valu d’acquérir un certain public. Avec plus de 50.000 entrées trois semaines après sa sortie, soit davantage que les grosses productions, Seule la terre est éternelle est l’un des films phares de l’année.



Un portrait sincère et déroutant

En 2011, dans le cadre de La Grande librairie, les deux compères sillonnent pendant trois mois les États-Unis à la rencontre des écrivains, dont Jim Harrison, ami de François Busnel depuis 1996. Touché par le personnage, Adrien Soland a l’idée de tourner un film avec lui. Mais il ne parviendra qu’à arracher quelques images, car Jim Harrison refuse toute exposition. Souvent comparé à Ernest Hemingway, il critique le fait que ce dernier soit devenu une légende. Du fait de sa participation à la guerre, de son lien avec la France, des belles femmes qu’il a eues, on connaît aujourd’hui davantage la vie d’Hemingway que son œuvre.

Crédits : Rosebud Productions

Après plusieurs tentatives, Jim Harrison finit par accepter de prendre part au projet en 2015. François Busnel et Adrien Soland partent alors dans le Montana saisir avec leur objectif trois semaines de discussions, de repas, de parties de pêche sur la Yellowstone River, de trajets à travers les paysages majestueux de l’Amérique durant lesquels, jour et nuit, Jim Harisson ne cesse de parler. «Plus qu’un documentaire, il s’agit d’un conte philosophique. On sait dès le début que ce vieil homme va partir et, en même temps, il nous ramène sans cesse à la vie, à quelque chose de joyeux. Il parle de l’Amérique, des Indiens, de la cupidité, des colons, de la nature, du ré-ensauvagement», explique Adrien Soland lors d’un entretien avec Ici Beyrouth.


Ce film plein d’émotion se rapproche du cinéma-vérité. Il instaure une radicalité, montrant en plan rapproché le visage de l’écrivain, tel un paysage: ses rides, son œil voilé, devenu aveugle suite à un coup de tesson qui a atteint le nerf optique et fait perdre l’équilibre à tout son corps dans son jeune âge. François Busnel avait initialement écrit le film selon une chronologie partant de l’enfance, abordant progressivement quelques thématiques au fil des publications. «Il a fallu travailler contre nos habitudes, et Jim nous y a beaucoup aidés. Cette rencontre dépasse tellement de choses. On avait écrit certaines séquences, le déroulé, mais finalement c’est lui qui a mené le film. Dans sa tête, il sentait déjà qu’il partait. Ce film est comme un testament», livre Adrien Soland.

Le deuxième jour du tournage, l’écrivain dit: «On ne se peigne pas avec la mort», pour exprimer son refus d’être maquillé, ou de changer de vêtements. Quelques mois plus tard, avant la fin du film, il décède dans sa résidence secondaire à Patagonia, au sud des États-Unis, alors qu’il écrivait un poème après une soirée entre amis. Le projet de film est alors suspendu. Apprenant que quatorze heures d’interviews avaient déjà été tournées, le directeur du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, fan de Jim Harrison, somme les deux réalisateurs de continuer à tourner. Grâce à son soutien, François et Adrien repartent sur les traces du fantôme, pour un voyage mystique à travers le cœur de l’Amérique, allant du Montana, au nord, jusqu’à la frontière mexicaine où Jim est décédé.

François Busnel et Adrien Soland en tournage (Crédits: Rosebud Productions)

Une histoire de la contre-culture

«Le film montre cette Amérique du centre, moins connue, avec ses paysages magnifiques. C’est là que se trouvent les électeurs de Trump, et ça nous intéressait d’aller voir ce qui s’y passait», ajoute Adrien Soland. Durant les quatre années du mandat de Trump, les deux camarades ont lancé, avec le journaliste-écrivain Éric Fottorino, America, un mouk (entre le magazine et le book) publié une fois par an. Comme dans leurs autres documentaires d’animation, sur la Grèce antique (sorti sur Arte) ou les légendes du nord (à venir), le but est de revisiter les mythes. «L’Amérique est sans cesse dans les contradictions, capable des plus belles choses – telles que le jazz, le cinéma, une littérature extraordinaire, pleine de personnages secondaires – mais aussi des pires. En tant qu’Européens ou Orientaux, on a une idée faussée de ce jeune pays. Les choses bougent sans cesse, tantôt dans le sens de la régression, tantôt vers des idées novatrices.»

Né en 1937, Jim Harrison a traversé l’histoire de l’Amérique pour disparaître en 2016, peu avant l’élection de Donald Trump. À cheval entre deux mondes, il a travaillé à Hollywood, où il a côtoyé Jack Nicholson, puis comme journaliste à New-York. Cependant, il est toujours revenu à la terre. «Il nous a beaucoup apporté par sa littérature. Son propos est tellement actuel. Les écrivains ont des antennes. Ils sont hypersensibles à ce qui se passe alentour; c’est ce qui nourrit leurs personnages, et la littérature en général. Les auteurs sentent le monde bouger, ils sont beaucoup plus visionnaires que les politiques.»

Dès ses premiers travaux, Jim Harrison aborde le déclin des écosystèmes américains, comme dans A Good Day to Die (1973). Dans Farmer (1976), il parle de la vie des agriculteurs et des gens de la campagne. Il passera ensuite un an à interviewer des grands-mères indiennes. Tous ses livres portent quelque chose de cette culture vernaculaire. Le titre du film extrait de son roman Dalva (1988) est le cri du grand chef de guerre amérindien Crazy Horse à ses troupes, lors de la grande bataille de Little Birghorn: Courage, seule la terre est éternelle. «C’est un cri de ralliement. Il y a une beauté dedans, surtout si l’on regarde l’état actuel du monde. On sait bien qu’on va droit dans le mur sur le plan écologique. Pourtant la terre sera toujours là le jour où l’on disparaîtra», remarque le réalisateur.

Prochainement en salle aux États-Unis, le film dénonce la violence de la conquête, notamment le génocide 17 millions de bisons par les Européens afin d’annihiler les ressources des Indiens. Il donne envie, sans jugement, de nous ré-ensauvager, de retourner au lopin de terre, à la territorialité. Jim Harrison nous livre sa pensée sans filtre, sans jamais chercher à l’imposer. Il devient ainsi notre ami. Son rapport simple et authentique à la nature la rend accessible à tous. Par sa poésie, cette ode universelle à la vie est plus convaincante que n’importe quel parti écologique.
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