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C’est sur l’image dramatique d’un oued en crue que s’ouvre le roman de Rebecca Benhamou, Les habitués du temps suspendu. L’histoire débute en Algérie, à l’époque de la colonisation. Au cours de cette nuit tragique, la famille du jeune Salomon est décimée. Sa mère et sa sœur disparaissent. Il demeure seul avec son père, qui recueille aussi Nahel, un jeune Arabe abandonné par son père. Les deux enfants sont élevés ensemble comme des frères. Mais la guerre crée une première séparation : les soldats juifs sont envoyés dans un camp, jusqu’à ce qu’ils soient libérés et se battent pour la France libre. Mais la décolonisation creuse encore le gouffre.




Un air de Bach, joué par une jeune fille nommée Lila et familier à Salomon, à présent âgé, et vivant à Paris avec sa famille, qui va déclencher chez lui un flot de souvenirs d’enfance. Le roman fait alterner des moments de la vie du héros devenu vieux, et d’autres qui renvoient à son existence antérieure. Après la crue, son père avait déménagé à Radieuse, une ville imaginaire d’Algérie. Les récits de la famille de Rebecca Benhamou, originaire de l’autre rive de la Méditerranée, ont contribué à nourrir ce récit.

Une lignée d'horlogers

Les habitués du temps suspendu. Ce joli titre renvoie au nom du café où Salomon rencontre Lila, qui lui propose de retourner avec lui sur les lieux de sa jeunesse. Mais il évoque aussi un rapport particulier au temps, d’abord défini par la fonction du père du protagoniste. David est horloger, un métier qu’il tient de ses ancêtres et qu’il transmet à son fils. Salomon l’exerce comme un devoir auquel il ne peut se soustraire. Nahel, en revanche, choisit d’entrer dans les forces de l’ordre. Le prologue du livre, qui se situe en 1936, raconte le cadeau fait par David à Salomon l’année de ses treize ans. Il s’agit du don d’une montre, que David tient de son propre père. Lui-même descend d’une ligne aux origines espagnoles et italiennes, de plus de quatre siècles : « Vois-tu, mon fils, poursuivit-il, cette montre, c’est tout ce qui me reste des miens, de mes absents, de ceux que tu n’as pas connus. Ceux que la Grande Guerre m’a enlevés ». En apprenant la mort de son autre fils, Joseph, le père de David s’est effondré. Quelque temps après son décès, David rencontre Youssef, qui porte le même prénom que son frère, ou du moins son équivalent en arabe. C’est lui qui devient le père de Nahel, avant de le confier à David.

Le rapport au temps et sa dimension symbolique

Le roman, dans son lien avec le temps, revêt une dimension cosmique, que David enseigne à Salomon :

«Pour sentir battre le pouls du monde, pour apprendre à lire le temps, tu dois observer les astres. Le mystère de l’écoulement des jours se trouve dans la danse du soleil et de la lune. Quand l’un apparaît, l’autre se voile. Quand l’un parle, l’autre se tait. C’est le plus vieux dialogue du monde, et c’est celui qui rythme nos jours depuis la nuit des temps.»

Après avoir évoqué la manière dont chaque peuple a cherché à codifier l’écoulement du temps, ce qui lui permet d’inscrire son cadeau dans une symbolique universelle, il ajoute : « Tout passe, tout est renouveau. Naissance et renaissance, à l’infini. Tout est mouvement, comme les astres dans le ciel, comme les saisons, comme le ventre des femmes. »
Cette vision poétique du monde, reposant sur les correspondances, que David transmet à son fils, se retrouve aussi dans les mots, les langues, l’écriture, conférant aux livres et aux textes une dimension sacrée.

«Oui. Certaines langues, dont celle de nos ancêtres, s’écrivent de droite à gauche. La plume imite le cycle du soleil. (…) Les mots se lèvent à l’est d’une page, et se couchent à l’ouest. Une phrase après l’autre, comme le jour et la nuit. Et puis, fais attention à ceci, il y a du blanc dans les mots, entre les lignes, entre les strophes.»

Pour David, ces blancs ne sont pas des espaces vides et insignifiants, comme on pourrait le penser. Bien au contraire. Ils incarnent pour lui une forme de plénitude, car ils contiennent « des silences mûris, des sagesses muettes et enfouies ». Ces blancs revêtent pour lui une importance capitale, parce qu’ils restent liés au temps : « Peut-être même que c’est dans ce vide, cette page, que l’on peut toucher du doigt la teneur et l’épaisseur du temps qui s’écoule. »

Construction temporelle du récit


La construction temporelle du récit met d’abord l’accent sur l’alternance entre passé et présent. Mais elle renvoie aussi à la notion de cycle et de répétition. Certaines situations semblent destinées à être réitérées, comme la notion de perte d’un frère, ou de frère adoptif : David et Youssef, Salomon et Nahel, en particulier. Les guerres reviennent avec une régularité implacable dans le roman, Grande Guerre, Seconde Guerre mondiale, guerre d’Algérie, avec leur cortège de souffrance et de mort. Le don de la montre est répété, puisque Salomon la transmet non pas à l’un de ses enfants, mais à Lila, la jeune violoncelliste, à la fin du livre, comme son père avec lui au début de ce dernier. C’est à Lila, et ses amis du Temps suspendu, figures du lecteur, qu’il a raconté ses souvenirs.

«Voilà, mes amis, vous savez tout sur mon frère, sur moi, sur ma vie d’avant. Je vous ai livré mes souvenirs, à cœur ouvert, comme la petite ouverture sur le cadran de cette montre, dans la main de Lila. Alors, que reste-t-il de tout ça, maintenant ? Pas grand-chose, en vérité. Des souvenirs qui résistent au temps qui passent, qui ressurgissent au son d’un violoncelle, qui vont et viennent dans mon esprit, ici, au Temps suspendu.»   

Car le temps suspendu est aussi celui du souvenir, de la mémoire, que l’on convoque, que l’on partage aussi parfois, comme le fait Salomon.

Des conflits familiaux aux guerres fratricides

Au départ idyllique, la famille reconstituée se trouve marquée par le conflit. Après une enfance heureuse, marquée par les jeux et les rires, et la présence de femmes qui servent de substitut aux mères disparues, comme Lisette, Aïdée, l’abuela ou tante Estrella, qui les gavent de douceurs « de mouna, un gâteau brioché qu’elles trempaient dans le café, de beignets à la croûte dorée et à la chair moelleuse, et de fijuelas, de longs rouleaux de pâte frits et trempés dans le miel », ou les msemens de l’abuela, « des crêpes feuilletées qu’elles préparaient soigneusement », les relations se tendent entre les deux garçons. Salomon jalouse Nahel, car il croit que son propre père le préfère. Plus tard, c’est la situation politique et l’engagement de Nahel, revendiquant son arabité, qui nourrit les dissensions. De plus, Nahel aime Aïdée, la cousine de Salomon, sans que la réciprocité soit avérée. La différence de traitement qui leur est réservé pendant la guerre alimente aussi l’amertume du jeune Juif. La description du camp apparaît particulièrement saisissante. Après avoir évoqué l’antisémitisme et les restrictions de la guerre, la faim, le savon fabriqué avec le rhassoul, la saponaire et la potasse, Salomon fait le récit de ses années de détention marquées par les corvées inhumaines et les sévices infligés aux Juifs qui avaient voulu s’engager. Forcés de fabriquer des briques en plein désert, ils souffrent de divers maux.

« S’ils trébuchaient ou qu’ils faisaient tomber l’un des récipients en chemin, une pluie de coups de cravache s’abattait sur eux. Ils empestaient la sueur, la merde, l’urine. Leurs corps se couvraient de tant de boue et de crasse qu’ils ne se reconnaissaient plus. »

Rebecca Benhamou, d’une écriture âpre et réaliste, décrit les conditions d’internement, et le sadisme des bourreaux. Elle détaille les tortures infligées aux prisonniers, qui, si elles ne causaient pas toujours la mort, pouvaient conduire à la folie. La bonté d’un paysan arabe, leur offrant en cachette quelques dattes pour assouvir leur faim, apporte une lueur d’humanité à cet univers très sombre, où seule subsiste l’amitié entre Milo et Salomon. Après avoir libéré l’Algérie, considérée comme une partie du territoire français, Salomon, décoré, doit acheter lui-même ses propres médailles, comme il le raconte avec ironie. Puis il doit faire face à une autre guerre, quasi fratricide, celle d’un pays qui revendique la décolonisation. Ce conflit, armé sur fond de terrorisme et de violence, apparaît tout aussi choquant, après les moments d’amitié ou de fraternité enfantine. Le roman en décrit l’horreur et les attentats. Salomon doit s’expatrier, connaître le sort des réfugiés, trouver du travail pour nourrir sa famille, avant de revenir à sa profession d’horloger. L’Algérie, qui suscite sa nostalgie, est aussi le pays où il ne reviendra jamais, mais qu’il idéalise. Lila fera le voyage à sa place.

La musique, emblème de paix

En contrepoint de ces moments sombres, un motif essentiel du récit est constitué par la présence de la musique. C’est d’abord Milo, l’ami des deux garçons qui leur donne le goût du jazz, mais aussi l’adagio d’un concerto en ré mineur de Bach qu’il répète de façon obsessionnelle, et que jouera plus tard Lila, ravivant la mémoire affective de Salomon. Milo conclut un accord avec le père Lasserre, prêtre de la paroisse, qui lui permet de favoriser son accès à la boutique du disquaire, s’il accompagne la chorale au piano.

Ce beau livre de Rebecca Benhamou met l’accent sur la réconciliation entre les deux rives de la Méditerranée. Il évoque une époque où juifs, chrétiens et musulmans vivaient en bonne entente. En montrant les dégâts des guerres successives, il invite à la paix. Inspiré par la vie du grand-père de l’autrice, il s’interroge sur le temps et la mémoire. Peuplé de personnages attachants, il insiste sur la transmission entre générations, à travers le temps, les récits partagés, et la fonction pacificatrice de la musique.

Benhamou, Rebecca, Les habitués du Temps suspendu, Fayard, 16/03/2022,  (357 p.), 20 €.

Chronique de Marion Poirson- Dechonne

https://marenostrum.pm/les-habitues-du-temps-suspendu-rebecca-benhamou/
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