Ce 24 avril le monde orthodoxe a célébré Pâques, selon le comput julien, au milieu du sang et des flammes de la guerre en Ukraine. Cette tragédie dévoile de manière tragique la crise profonde que connaît l’Orthodoxie depuis les Temps Modernes. Sa fragmentation, en juridictions multiples, s’enracine en Europe orientale dans les aspirations nationalistes du XIXᵉ siècle selon un modèle «Westphalien» occidental. Ceci illustre les rapports ambigus entre les membres du couple Prince-Pontife, qui traversent toute l’histoire du christianisme et caractérisent actuellement les chrétientés orientales, tant celles de l’Est européen que du Levant méditerranéen.
Le monde orthodoxe est très mal connu. Souvent on le réduit à ses dimensions liturgique, mystique et théologique. On oublie le paramètre historique et surtout la doctrine politique qui a servi de cadre de vie aux chrétientés de l’Orient, dans le douaire de Byzance, à savoir l’Europe orientale, les Balkans et le Levant. Cette doctrine se résume par la formule de la « symphonie des deux pouvoirs » pratiquée dans l’Empire Romain d’Orient (byzantin), doctrine qui proclame la primauté du Prince et qui a pour origine la Rome païenne où le lien civique était de nature religieuse. C’est ce qui explique la persécution des chrétiens à partir des édits de Caracalla en 212 et de Dèce en 249, non pour impiété mais pour insubordination aux lois de Rome. Après la disparition de l’empire romain en 476, l’Occident latin fait choix de la primauté du Pontife en vertu de la « doctrine des deux glaives » qu’il tient entre ses mains. Ceci inaugurera des siècles de cléricalisme et de luttes qui mèneront à la sécularisation et à l’émergence de la modernité occidentale. Les terribles guerres de religion, entre catholiques et protestants, aboutiront aux traités de Westphalie (1648) et la mise en place de l’État-nation moderne à la souveraineté inviolable. Mais l’empire romain poursuivra sa vie en Orient jusqu’en 1453 et ne connaîtra pas le même processus de sécularisation. À partir de l’indépendance des Grecs de l’Empire Ottoman en 1821, les peuples de culture orthodoxe seront influencés par le modèle occidental westphalien, unissant « nation » et « confession » en vertu du principe de la Paix d’Augsbourg (1555) cujus regio ejus religio (tel prince, telle religion). Toute aspiration d’indépendance nationale signifie dès lors se séparer du Patriarcat Œcuménique de Constantinople et constituer des juridictions ecclésiastiques ethniques, des églises-nations, images en miroir de l’État-nation. C’est ce qui explique le nationalisme politico-religieux qui caractérise l’Orient chrétien, tant orthodoxe que catholique. Les patriarcats apostoliques de Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem, perçurent le danger et condamnèrent au titre d’hérésie majeure cet ethno-phylétisme en 1872.
La guerre en Ukraine, comme les guerres du Levant, illustrent de manière tragique cette pulsion politico-confessionnelle. Le Patriarcat moscovite, sous l’actuel Patriarche Kyrill, comme d’ailleurs les juridictions multiples du Levant, se rangent sous la bannière du pouvoir politique en place, fut-il celui des pires dictatures. L’Orthodoxie, ainsi que les autres chrétientés de l’Orient, demeurent des églises captives voire crucifiées depuis le Moyen-Âge. Captives de l’Islam, des Ottomans, des Mongols, du pouvoir Tsariste et des idéologies nationalistes. L’étau qui les enserre ainsi se renforcera au XXᵉ siècle avec le communisme athée, le laïcisme jacobin de la Turquie d’Atatürk, l’Islamisme fondamentaliste et ses diverses facettes, sans oublier les dictatures sanguinaires du monde arabe qui, souvent, ont instrumentalisé leurs « minorités chrétiennes » comme objets de musée sous haute protection du Prince.
C’est dans ce contexte qu’on doit lire, interpréter et comprendre la dérive actuelle du Patriarche Kyrill de Moscou et de ses collaborateurs qui ont fait de l’Orthodoxie une idéologie de substitution au défunt athéisme communiste. Sous l’impulsion de penseurs comme Bagramov, Panarin et Douguine, héritiers des « slavophiles » du XIXᵉ siècle, toute une reconstruction d’un passé byzantin mythique est à l’œuvre sous couvert de la notion de « Moscou-Troisième Rome » et de la très byzantine « symphonie des deux pouvoirs », revue et corrigée par les totalitarismes de la modernité. Ces penseurs s’abreuvent de culture occidentale, notamment chez Herder, Spengler et Braudel, pour justifier une hypothétique et irréductible spécificité russe. Chez certains, elle s’exprime par un panslavisme ou un pan-russisme nécessairement orthodoxe, sous l’autorité du pontife moscovite. Chez d’autres, une réflexion plus « eurasiate » affleure et exprime une vision slavo-turquiste liant les destins des peuples slaves-orthodoxes et turco-musulmans d’Asie Centrale. Ainsi, après la fin de la guerre froide, la ligne de fracture n’est plus entre Est et Ouest, ou entre Sud et Nord. « Entre universalisme niveleur et particularisme ethnique doit exister un juste milieu, une troisième voie, celle de la civilisation. Il faut donc encourager la division du monde en aires culturelles » (M. Laruelle).
C’est par le biais de ce pluralisme civilisationnel que se fait la réhabilitation de l’Empire, comme la défunte URSS. Dans ce modèle, la nation et la société sont nécessairement annihilées par assimilation à l’État. « Ce dernier est l’unique porteur de l’essence russe, il crée la civilisation eurasienne et lui donne conscience de sa spécificité : l’Empire eurasien existe parce qu’il existe un État russe ». Une telle idolâtrie de l’État va nécessairement de pair avec le despotisme. Telle est la prison séculière de l’Orthodoxie russe, pseudo-byzantine, à l’ère post-soviétique. Ce n’est ni l’Orthodoxie historique ni Byzance qui sont en cause dans cette dérive. Ce serait un certain passé byzantin mythique, réinventé par les slavophiles du XIXᵉ siècle. Leur démarche rappelle celle des germanophiles romantiques qui ont réinventé un Moyen-Âge allemand mythifié.
La crise ukrainienne catalyse une crise profonde de l’Orthodoxie qui connaît une implosion de juridictions rivales. L’octroi de l’autocéphalie à un Patriarcat ukrainien par le Patriarcat Œcuménique en 2018 illustre l’affrontement, non seulement entre les juridictions rivales de Moscou et de Constantinople, mais également deux visions divergentes de l’Orthodoxie, « deux conceptions théologiques du Christianisme, de son rapport au monde, à l’histoire et au fait politique » (J-F. Colosimo). On ne doit pas oublier que la chrétienté russe a donné, entre 1917 et 1942, plus de martyrs de la foi que les églises chrétiennes réunies : 600 évêques, 40.000 prêtres, 120.000 moines et moniales sont morts dans les camps, sans oublier les 75.000 sanctuaires rasés.
Église captive ? L’Orthodoxie est lourdement marquée par le poids de l’histoire. Elle paraît figée, passive, traditionaliste, mystique, en état de torpeur dont elle se réveille pour étaler ses fastes liturgiques, comme le dit le Père Lev Gillet dans Un moine de l'Eglise d'Orient : « Ô étrange Église Orthodoxe …qui se maintient comme par miracle à travers tant de vicissitudes et de luttes… souvent [elle] n'a pas su agir, mais [elle] sait chanter comme nulle autre la joie de Pâques ».
Le monde orthodoxe est très mal connu. Souvent on le réduit à ses dimensions liturgique, mystique et théologique. On oublie le paramètre historique et surtout la doctrine politique qui a servi de cadre de vie aux chrétientés de l’Orient, dans le douaire de Byzance, à savoir l’Europe orientale, les Balkans et le Levant. Cette doctrine se résume par la formule de la « symphonie des deux pouvoirs » pratiquée dans l’Empire Romain d’Orient (byzantin), doctrine qui proclame la primauté du Prince et qui a pour origine la Rome païenne où le lien civique était de nature religieuse. C’est ce qui explique la persécution des chrétiens à partir des édits de Caracalla en 212 et de Dèce en 249, non pour impiété mais pour insubordination aux lois de Rome. Après la disparition de l’empire romain en 476, l’Occident latin fait choix de la primauté du Pontife en vertu de la « doctrine des deux glaives » qu’il tient entre ses mains. Ceci inaugurera des siècles de cléricalisme et de luttes qui mèneront à la sécularisation et à l’émergence de la modernité occidentale. Les terribles guerres de religion, entre catholiques et protestants, aboutiront aux traités de Westphalie (1648) et la mise en place de l’État-nation moderne à la souveraineté inviolable. Mais l’empire romain poursuivra sa vie en Orient jusqu’en 1453 et ne connaîtra pas le même processus de sécularisation. À partir de l’indépendance des Grecs de l’Empire Ottoman en 1821, les peuples de culture orthodoxe seront influencés par le modèle occidental westphalien, unissant « nation » et « confession » en vertu du principe de la Paix d’Augsbourg (1555) cujus regio ejus religio (tel prince, telle religion). Toute aspiration d’indépendance nationale signifie dès lors se séparer du Patriarcat Œcuménique de Constantinople et constituer des juridictions ecclésiastiques ethniques, des églises-nations, images en miroir de l’État-nation. C’est ce qui explique le nationalisme politico-religieux qui caractérise l’Orient chrétien, tant orthodoxe que catholique. Les patriarcats apostoliques de Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem, perçurent le danger et condamnèrent au titre d’hérésie majeure cet ethno-phylétisme en 1872.
La guerre en Ukraine, comme les guerres du Levant, illustrent de manière tragique cette pulsion politico-confessionnelle. Le Patriarcat moscovite, sous l’actuel Patriarche Kyrill, comme d’ailleurs les juridictions multiples du Levant, se rangent sous la bannière du pouvoir politique en place, fut-il celui des pires dictatures. L’Orthodoxie, ainsi que les autres chrétientés de l’Orient, demeurent des églises captives voire crucifiées depuis le Moyen-Âge. Captives de l’Islam, des Ottomans, des Mongols, du pouvoir Tsariste et des idéologies nationalistes. L’étau qui les enserre ainsi se renforcera au XXᵉ siècle avec le communisme athée, le laïcisme jacobin de la Turquie d’Atatürk, l’Islamisme fondamentaliste et ses diverses facettes, sans oublier les dictatures sanguinaires du monde arabe qui, souvent, ont instrumentalisé leurs « minorités chrétiennes » comme objets de musée sous haute protection du Prince.
C’est dans ce contexte qu’on doit lire, interpréter et comprendre la dérive actuelle du Patriarche Kyrill de Moscou et de ses collaborateurs qui ont fait de l’Orthodoxie une idéologie de substitution au défunt athéisme communiste. Sous l’impulsion de penseurs comme Bagramov, Panarin et Douguine, héritiers des « slavophiles » du XIXᵉ siècle, toute une reconstruction d’un passé byzantin mythique est à l’œuvre sous couvert de la notion de « Moscou-Troisième Rome » et de la très byzantine « symphonie des deux pouvoirs », revue et corrigée par les totalitarismes de la modernité. Ces penseurs s’abreuvent de culture occidentale, notamment chez Herder, Spengler et Braudel, pour justifier une hypothétique et irréductible spécificité russe. Chez certains, elle s’exprime par un panslavisme ou un pan-russisme nécessairement orthodoxe, sous l’autorité du pontife moscovite. Chez d’autres, une réflexion plus « eurasiate » affleure et exprime une vision slavo-turquiste liant les destins des peuples slaves-orthodoxes et turco-musulmans d’Asie Centrale. Ainsi, après la fin de la guerre froide, la ligne de fracture n’est plus entre Est et Ouest, ou entre Sud et Nord. « Entre universalisme niveleur et particularisme ethnique doit exister un juste milieu, une troisième voie, celle de la civilisation. Il faut donc encourager la division du monde en aires culturelles » (M. Laruelle).
C’est par le biais de ce pluralisme civilisationnel que se fait la réhabilitation de l’Empire, comme la défunte URSS. Dans ce modèle, la nation et la société sont nécessairement annihilées par assimilation à l’État. « Ce dernier est l’unique porteur de l’essence russe, il crée la civilisation eurasienne et lui donne conscience de sa spécificité : l’Empire eurasien existe parce qu’il existe un État russe ». Une telle idolâtrie de l’État va nécessairement de pair avec le despotisme. Telle est la prison séculière de l’Orthodoxie russe, pseudo-byzantine, à l’ère post-soviétique. Ce n’est ni l’Orthodoxie historique ni Byzance qui sont en cause dans cette dérive. Ce serait un certain passé byzantin mythique, réinventé par les slavophiles du XIXᵉ siècle. Leur démarche rappelle celle des germanophiles romantiques qui ont réinventé un Moyen-Âge allemand mythifié.
La crise ukrainienne catalyse une crise profonde de l’Orthodoxie qui connaît une implosion de juridictions rivales. L’octroi de l’autocéphalie à un Patriarcat ukrainien par le Patriarcat Œcuménique en 2018 illustre l’affrontement, non seulement entre les juridictions rivales de Moscou et de Constantinople, mais également deux visions divergentes de l’Orthodoxie, « deux conceptions théologiques du Christianisme, de son rapport au monde, à l’histoire et au fait politique » (J-F. Colosimo). On ne doit pas oublier que la chrétienté russe a donné, entre 1917 et 1942, plus de martyrs de la foi que les églises chrétiennes réunies : 600 évêques, 40.000 prêtres, 120.000 moines et moniales sont morts dans les camps, sans oublier les 75.000 sanctuaires rasés.
Église captive ? L’Orthodoxie est lourdement marquée par le poids de l’histoire. Elle paraît figée, passive, traditionaliste, mystique, en état de torpeur dont elle se réveille pour étaler ses fastes liturgiques, comme le dit le Père Lev Gillet dans Un moine de l'Eglise d'Orient : « Ô étrange Église Orthodoxe …qui se maintient comme par miracle à travers tant de vicissitudes et de luttes… souvent [elle] n'a pas su agir, mais [elle] sait chanter comme nulle autre la joie de Pâques ».
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