La chasteté des religieux, une grâce ou une tentation ?
Éros et Thanatos se livrent un duel à mort chez les religieux condamnés à l'abstinence sexuelle. Pourtant, c'est Éros triomphant qui entraîne paradoxalement Thanatos à coups de culpabilité mortelle: le remords succédant au désir amoureux assouvi dans les trois œuvres La Faute de l’abbé Mouret, La Symphonie pastorale et Les Oiseaux se cachent pour mourir, et l'avis d'une autorité religieuse sur la sexualité étouffée ou mal assumée des prêtres ayant fait vœu de chasteté.

La période des privations durant le carême et le mois de Ramadan nous renvoie au sens du sacrifice quand il nous semble vainement dirigé contre soi-même, sans porter à priori une dimension de charité envers autrui.

Dès les premiers siècles du christianisme, les prêtres mariés sont invités à l’abstinence ou à la continence, ce qui se confirme davantage par le concile d’Elvire en 1306. Saint Paul dit: «Celui qui n’est pas marié a le souci des affaires du Seigneur. Il cherche comment plaire au Seigneur. Celui qui est marié a le souci des affaires de cette vie. Il cherche comment plaire à sa femme, et il se trouve divis.» (1 Corinthiens 7,32)

Mais le Christ n’a jamais imposé la chasteté. À la limite, on pourrait dire que Jésus-Christ a toujours été entouré de femmes. Il n’a jamais diabolisé le corps ou la femme. Le péché de la chair est lié notamment au concept de la concupiscence théorisé par Saint-Augustin d’Hippone. À partir de trois œuvres littéraires maîtresses, La Faute de l’abbé Mouret, La Symphonie pastorale et Les Oiseaux se cachent pour mourir, il est intéressant d’analyser le désir sexuel amoureux combattu au prix d’une souffrance atroce pour pouvoir accomplir le vœu de chasteté ou pour se libérer de la culpabilité.

Retour sur le cinquième volume écrit par Émile Zola dans la série des Rougeon-Macquart, sur la culpabilité et le châtiment à travers l’amour adultérin du pasteur dans la fameuse œuvre d’André Gide et la transgression commise par le Cardinal de Bricassart dans le best-seller international de Colleen McCullough.

La Faute de l’Abbé Mouret d’Émile Zola

L’abbé Mouret mène une vie de prêtre exemplaire faite de sacrifices, dans le petit village des Artauds. Son oncle, le Dr Pascal, le conduit chez un mourant prénommé Jeanbernat pour lui administrer l’extrême-onction. Ce dernier est l’intendant d’un vieux château bâti sous Louis XV, complètement délaissé, mais Jeanbernant, athée, a trouvé moyen de guérir tout seul en pratiquant sur soi-même une saignée. C’est l’occasion pour l’abbé de rencontrer la fille de l’intendant, une belle jeune fille respirant la santé et la joie de vivre. L’abbé Mouret assiste à l’éveil de ses sens au contact de la nature luxuriante du Paradou et à la vue de la fille aux yeux bleus rieurs. Il essaie de canaliser cette énergie naissante dans un élan mystique vers la vierge Marie qu’il vénère, mais ses tentatives de contrer la nature ainsi que ses désirs humains achèvent de la rendre sérieusement malade. Le Dr Pascal le confie aux bons soins d’Albine et de son père dans leur coin édénique isolé. L’abbé en proie au délire ne se rétablit qu’avec le retour du printemps. Albine, qui le soigne, lui promet alors de l’initier à la beauté sauvage du jardin du Paradou. La toponymie du mot Paradou fait allusion au paradis habité justement par Adam et Ève. Or, progressivement, Serge Mouret va découvrir l’éblouissement de l’amour charnel avec Albine et renaître à la vie après son délire pathologique résultant de sa névrose. Mais il ne va pas tarder à se replonger encore plus profondément dans la crainte du péché et le besoin de se mortifier jusqu’à éteindre ce feu qu’il croit démoniaque en lui. Le désir de vivre la vocation religieuse est vécu comme une incitation à se laisser mourir pour faire triompher l’ascétisme. L’abbé Mouret, comme son nom l’évoque, s’administre ainsi la mort, une mort lente, mais sûre, alors qu’Albine se suicide littéralement à cause de l’abandon de son amant. Le catholicisme scrupuleux et sévère du prêtre est un vecteur de mort et une invitation à se martyriser dans l’enfer du remords.



La Symphonie pastorale d’André Gide

Un pasteur écrit son journal sous l’impulsion d’un amour interdit. Alors qu’il se rendait au chevet d’une moribonde, il tombe sur sa nièce, une adolescente aveugle, n’ayant personne pour la recueillir. Il s’engage à la prendre en charge et la ramène chez lui dans sa chaumière, sous l’œil offusqué de sa femme, pourtant mère dévouée à ses cinq enfants. Celle-ci voit d’un mauvais œil l’arrivée de la fille couverte de vermines dans la modeste maison et les soins énormes qu’elle nécessite et qu’elle serait incapable de lui prodiguer. Gertrude, qui vivait chez sa tante sourde, n’avait rien pu apprendre ni comprendre. Elle ne parle pas et exprime ses craintes par des gémissements pareils à ceux d’un animal. Le pasteur ne lésine pas sur les moyens pour l’éduquer. Il entreprend progressivement son initiation. Emmurée dans son silence au début, elle finit par faire des progrès admirables. Leurs discussions deviennent plus profondes et Gertrude est émerveillée de découvrir la beauté du monde tel que façonné par les propos du pasteur. Elle assiste à un concert de musique classique, plus précisément à La Symphonie pastorale de Beethoven qui constitue également le titre éponyme du livre, et en sort éblouie par l’harmonie qu’elle y décèle.

L’aveugle multiplie les questions à propos de la beauté du monde, de celle de la vie du pasteur qu’elle avait deviné à plusieurs reprises pleurer, mais ce dernier lui confirme à tort son bonheur. Elle l’interroge sur son propre physique de femme, voulant savoir si elle-même dénotait dans l’atmosphère. Le pasteur lui répond: «Tu sais bien que tu es belle.» Un jour, il surprend Jacques, son fils, embrasser la main de Gertrude. Le soir même, Jacques avoue à son père son amour pour l’aveugle. Mais le pasteur, choqué par la vérité, lui intime l’ordre de taire ses sentiments, prétextant la vulnérabilité de la jeune fille, entraînée dans une passion peut-être non consentie. Parallèlement, Gertrude avoue au pasteur son amour. Plus tard, elle veut savoir si Jacques sait que le pasteur l’aime. Cependant, le narrateur embellit toujours les faits pour préserver l’aveugle du mal. Elle finit par lui demander si leur amour est coupable. Mais le pasteur maquille toujours la réalité. Les rebondissements s’enchaînent. Opérée, Gertrude recouvre la vue et découvre que le portrait de Jacques correspond davantage à l’homme qui occupe ses pensées et habite son cœur. Trop tard! Jacques, déçu et rabroué, a déjà choisi le sacerdoce catholique. Elle découvre également la laideur de la vie dans la culpabilité, en prenant conscience du mal qu’elle fait subir à la femme du pasteur. Rongée par le remords, elle tente de se suicider, mais, sauvée in extremis, elle succombe finalement à une crise de pneumonie. Le pasteur se retrouve doublement coupable.



Les Oiseaux se cachent pour mourir de Colleen McCullough


Cette saga familiale répartie sur trois générations raconte l’histoire d’amour d’un prêtre pour sa jeune protégée, une petite fille mal aimée par sa mère qu’il voit grandir au sein d’une nombreuse fratrie de garçons. Meggie grandit avec un besoin d’amour inassouvi. Ses parents avaient quitté la Nouvelle-Zélande pour s’installer en Australie, après que son père fut désigné comme régisseur de l’immense domaine appartenant à sa sœur richissime, devenue veuve et vieille. Celle-ci éprouve un faible pour la beauté et le charisme du prêtre Ralph de Bricassart et, en manipulatrice perverse, lui fait subir un chantage. Ayant deviné son intérêt pour sa petite nièce, elle le somme de choisir entre Meggie et l’ambition des hauts ministères du Vatican. Malgré l’écart d’âge entre le prêtre et Meggie, ils ressentent l’un pour l’autre une grande tendresse et une complicité teintées d’un sentiment ambigu, qui s’était développé intensément à leur insu.

Cependant, mû par son vœu de chasteté d’une part et par l’ambition des hautes fonctions ecclésiastiques d’autre part, le prêtre catholique choisit de suivre sa vocation sacerdotale. Il deviendra évêque puis cardinal, comme il le projetait. Pour dépasser «son deuil», Meggie choisit de se marier et de fonder une famille. Son mari, très séduisant au début, se révèle agressif après le mariage. Les années passent. Dans des circonstances imprévues et romantiques, une des scènes-culte du roman (et même du film inspiré du roman) montre l’accomplissement du désir sexuel entre les deux amoureux, Ralph de Bricassart et Meggie après de longues années d’attente langoureuse et de manque. Mais, les amants se séparent de nouveau, le cardinal ayant toujours préféré son ambition à sa passion. En revanche, la joie et la plénitude ressenties lors de ces moments fulgurants et fugitifs d’union physique et «spirituelle» n'ont pas d'égal à aucun moment de la vie qu’ils ont menée chacun de son côté. Encore une fois, la religion semble voler à l’homme et à la femme leur bien le plus précieux, la communion avec une âme sœur et un être semblable de chair et de sang.



Le célibat des prêtres, une aubaine ou une tentation incitant aux abus?

Si l’amour contrarié ou entravé ne fait qu’attiser le feu et exacerber le désir dans le cœur et le corps des amoureux, l’abstinence imposée aux religieux s’accompagne souvent d’un mal-être capable de créer des complexes et d’inciter dans certains cas aux abus sexuels considérés à juste titre comme des crimes.

En janvier 2019, le pape François avait pourtant déclaré: «Personnellement, je pense que le célibat est un don pour l’Église. Je ne suis pas d’accord pour permettre le célibat optionnel, non.» Pour faire le tour de la question, nous avons rencontré un éminent prêtre qui a répondu en toute sincérité aux questions d’Ici Beyrouth, tout en préférant garder l’anonymat.

Pourquoi un prêtre maronite ou catholique melkite (donc rattaché au Vatican) peut se marier avant d’être ordonné, alors qu’un prêtre catholique en Occident est voué au célibat?

Avant le VIIIe siècle, un grand nombre de prêtres se marièrent et plusieurs papes furent les descendants de clercs ou d’évêques. La question du célibat a commencé à se poser en Occident latin dans le but de consacrer les candidats au sacerdoce entièrement à leur mission et pour qu'ils soient complètement disponibles pour servir Dieu. Le problème était aussi lié au gaspillage des biens de l’église menacés par les legs familiaux. Du VIIIe siècle au XIIe siècle, la question du célibat du prêtre, débattue pendant quatre longs siècles, devient systématiquement une loi d’Église. Dans l’Orient, aussi bien orthodoxe que catholique, pour les futurs prêtres grecs melkites, maronites, arméniens catholiques, syriaques catholiques et toutes les Églises orientales rattachées à Rome ainsi que pour les Églises orthodoxes orientales, le mariage est optionnel avant l’ordination. La tradition voulait que la majorité des prêtres officiant dans les paroisses soient mariés, tout comme les gens qu’ils servent et orientent. Le célibat est imposé aux moines. Chez nous, la plupart des prêtres grecs catholiques et orthodoxes sont mariés. Les prêtres maronites le sont approximativement à 50%. Chez les protestants, le pasteur est un chef de communauté qui ne possède pas l’envergure sacrée du prêtre catholique. Chez les orthodoxes, le prêtre devrait s’éloigner du foyer conjugal avant la messe du dimanche pour se purifier.

Actuellement, la question du célibat des prêtres est toujours de rigueur. Mais il y a eu de petites avancées. Désormais, en Occident latin comme en Europe, en Australie, aux États-Unis, on autorise les prêtres maronites, grecs melkites et les autres prêtres orientaux rattachés au Vatican, d’exercer leurs ministères dans les églises et les paroisses occidentales. De même, avec le déferlement des émigrés, dont les prêtres mariés qui se surajoutent aux pasteurs mariés, l’Église romaine latine tente de réfléchir davantage aux privations imposées aux prêtres latins célibataires.

La question du célibat du prêtre n’est-elle pas discutée actuellement au Vatican après les scandales d’abus sexuels? On «accuse» les prêtres catholiques voués au célibat d’avoir des problèmes sexuels et l’Église d’abriter une grande communauté d’homosexuels. Que pense l’Église de cela?

Les questions liées à la sexualité mal vécue ne concernent pas les prêtres célibataires exclusivement. Elles s’étendent aux prêtres mariés et à l’ensemble des hommes. Il faut avouer qu’il existe beaucoup d’homosexuels au sein de l’Église, comme partout ailleurs. Le milieu fermé au sexe opposé comme l’armée, la prison et le couvent peuvent également favoriser le penchant vers le même sexe. Le célibat forcé ou mal assumé nuit à l’épanouissement de la personne ou encourage certains comportements homosexuels. Les problèmes d’une sexualité mal assumée interpellent l’Église et devraient être à l’ordre du jour dans les prochaines réunions.

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