Shawki Youssef: Contempler le réel
Né en 1973 sous le soleil de Baalbeck, Shawki Youssef se définit comme un enfant de la guerre, « né à la fin de la route de la fin du monde ». Son travail est profondément conditionné par la perception sensorielle de son environnement ; en d’autres termes, du Liban. Portrait d’un artiste complexe, habité, mais avant tout en quête de création perpétuelle.

Une des premières choses qui ressort dans le discours de Shawki ce sont ses expériences, et surtout ses sensations passées qui l’influencent dans sa création. L’artiste se lance volontiers dans une introspection presque psychanalytique lorsqu’il évoque avoir été exposé à un très (trop ?) jeune âge à la mysticité des paysages, au réalisme magique de son petit village du Akkar. Toute sa fratrie a gardé un lien très fort avec cet endroit, ses ruelles, ses murs sur lesquels ses frères ont écrit « 100 ans de solitude ». En effet, Shawki fait partie des personnes de l’Émerveillement avec un grand E, parce qu’il est constant, parce qu’il interagit avec la Nature et ses accidents, les structures organiques et leur force d’évolution, le dialogue entre les éléments. Pendant plusieurs années, l’artiste a ainsi somnolé dans un état d’esprit linéaire, « dans l’optique de se comprendre, de se trouver dans ce tout, de retrouver cet enfant », et d’apprivoiser cette clairvoyance dont il est doté.

Pourquoi être artiste ? 

Toutefois, sa créativité a fini par dépasser la simple exploration de soi, lorsqu’il est devenu nécessaire de choisir un chemin pour l’université. « C’est ta vie, tu en es responsable, je te supporterai » sont les mots de son père dans cette étape clef, à la sortie de la guerre civile, dans Beyrouth encore meurtrie et détruite, mais emplie d’une énergie créatrice incomparable. Drôle d’écho soudainement… Le domaine de l’Art pour Shawki est celui de la paresse, mais pas au sens de lazy, au sens d’une contemplation latente, celle qui permet l’introspection, celle qui permet la lenteur, à l’encontre de la personne moderne à qui l’hyperactivité est imposée. Il a alors la volonté, dans cette prise de recul, d’être dans un double positionnement d’artiste, « à la fois dedans et dehors, tour à tour simplement conscient puis omniscient ».

Quelles inspirations dans le réel ?

L’artiste a une vision arrêtée de la situation au Liban, et sans être politisé, il dénonce, accable, se désole. Shawki mentionne la Pyramide de Maslow, une théorie socio-psychologique qui classifie les besoins humains en cinq catégories : les besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance et d’amour, d’estime, et d’accomplissement de soi. Selon lui, « au Liban, la pyramide est renversée ; la pointe est sous terre, à présent même invisible, et la partie basique est devenue la plus haute, inaccessible ». L’artiste insiste sur le caractère cyclique de la crise libanaise depuis le 19ᵉ siècle, ses phases de construction et de déconstruction. C’est tout à fait la théorie d’Hegel sur le sens de l’Histoire, signification, mais aussi une certaine direction au cours des choses. « On n’apprend rien de l’Histoire », tout se répète. Shawki applique cette pensée à la résilience des Libanais, qui inconsciemment intériorisent ce phénomène, et à tous les sujets qui l’affectent.

L’artiste structure sa pensée artistique selon un triangle « qui vole dans l’espace », qui serait la combinaison permanente de la subjectivité, du contexte local « objectif », c’est-à-dire de la dimension immédiate et problématique de la réalité, et enfin de l’histoire de l’art et des courants philosophiques. Néanmoins, l’éducation visuelle de Shawki est d’abord celle du cinéma, et de la manière dont la nature d’une part, et le corps d’autre part, sont représentés à l’écran. Il évoque sa fascination pour La dernière femme, de Marco Ferreri qu’il a vu peut-être trop jeune, mais qui l’a bousculé en ce qu’il a provoqué cette « faim pour le cinéma ».


Et l’art plastique dans tout ça ? 

« Avec les outils du bord » est le motto de Shawki depuis les années 1990, libre dans ses expérimentations, ses recherches, son travail qu’il tient absolument à garder problématique. En effet, le fait d’avoir un style établi l’ennuie, le met mal à l’aise ; comme si rester protéiforme et changer constamment de style (ce qui donne bien du fil à retordre aux galeristes !) était une manière de se rassurer sur l’infinie possibilité de la création. Pour Shawki, le procédé, le « comment faire », est largement aussi important que le résultat, peu importent les moyens employés et les matières premières mobilisées : « J’essaye de comprendre l’outil avant tout, de le manipuler le plus possible, une caméra vidéo, une poubelle, c’est surtout une thématique, une invitation ». Ainsi, l’artiste essaye de réagir plastiquement à sa façon, de produire, tout en formulant un rapport avec ses questions.

It is just a poem 

La dernière exposition de Shawki, à la galerie Mission Art, à Mar Mikhael, embrasse la thématique de la séduction, centrale dans les projets de l’artiste. Sont exposés une série de travaux réalisés en 2010, toutefois « augmentés » d’un rapport au texte fondamental pour Shawki, et d’une remise en question de sa propre création. En effet, It is just a poem est le fruit d’une collaboration intime avec Josef Issaoui, un poète et ami de Shawki, qui réalise alors les immenses possibilités de dialogue entre les deux disciplines. L’échange est bouleversant, puisqu’à la vue des toiles aux couleurs chaudes, aux formes violentes, organiques, Joseph lui montre des poèmes qu’il a écrits quasiment à la même époque, et relevant de questionnements, personnels comme sociétaux, étrangement similaires. L’expression des deux artistes est en symbiose, mais se distingue tout de même. Cette parenté paradoxale et inexplicable, Shawki a décidé de la « tatouer littéralement sur ses toiles », modifiant leur composition intrinsèque mais aussi leur portée, leur conférant « une autre dimension, une autre valeur communicative ». Le corps est là, son corps inculqué, incarné, et Beyrouth est là, dans sa beauté, son horreur, sa séduction, sa destruction. Et par sa performance, il déclare : « Beyrouth devient mienneet c’est l’aboutissement d’un raisonnement ». Ce raisonnement, il a quelque chose de presque chamanique, et c’est une chose dans laquelle Shawki se complet pleinement. C’est selon lui la manière la plus pertinente d’atteindre l’intime absolu.

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Article rédigé par Léa Samara
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