Désastre électrique, ép. 1 : la gabegie d’une décennie
Dans une série à suspense digne d’une production Netflix, nous allons revenir sur les affres du dossier de l'électricité depuis 2010, lorsque le ministre Gebrane Bassil a présenté son plan stratégique. C’est surtout la marche vers un fiasco retentissant qui nous a menés vers le black-out total. Une série, donc, en plusieurs épisodes, dont le premier, ici, introduit la problématique du plan, viciée à la base.

Le 21 juin 2010, le Conseil des ministres, présidé par Saad Hariri, consacre une séance extraordinaire au secteur de l’électricité. Une réunion qui a vu l’adoption d’un ‘plan de redressement’ présenté par le ministre de l’Énergie Gebrane Bassil. C’était le début d’une épopée, qui avait certes commencé bien avant, mais qui était supposée trouver son point final avec ce plan. Cependant, rien ne s’est passé comme prévu. Comment est-on donc passé de 24/24 de courant promis en 2010 par le ministre dès 2014, à 0/24 douze ans plus tard ?

D’abord, que proposait ce plan ? Pour un coût global de 4,8 milliards de dollars, il comportait dix initiatives qui portaient sur l’ensemble du processus. Il prévoyait de : construire de nouvelles centrales de production ; remplacer le fuel par le gaz ; développer les énergies renouvelables ; relever les tarifs ; et réduire les pertes techniques et les impayés. Sur cette base, la production, atteignant 5000 mégawatts à l'horizon 2015, devait satisfaire toute la demande. Du coup, EDL ne devait plus être déficitaire, sachant qu'elle accumule des dettes vis-à-vis de l’État qu’elle ne paiera jamais. Le déficit cumulé du secteur de l'électricité s'élevait à 8 milliards de dollars en 2010. Il sera multiplié par cinq 12 ans plus tard, soit 40% de la dette publique !

Ce qui était apparemment parfait sur le papier, ne l’était pas dans la réalité et dans les détails. Pour des observateurs avertis, le plan prévu présentait dès l’origine plusieurs vices, ou anomalies "génétiques".

Un forcing déraisonnable

Le premier vice est lié à la conception même. Il s’agit de l’absence d’une ‘autorité de régulation’. Cette autorité est prévue par une loi … de 2002, qui n’a jamais été appliquée. La loi prévoyait la privatisation et la libéralisation de la production et de la distribution électrique, selon une procédure régulée et gérée par une autorité indépendante du ministre, une pratique standard dans ce domaine. ‘’La loi a été votée à la hâte pour satisfaire les conditions des donateurs de Paris II’’, disait M. Bassil et il fallait donc l’amender avant toute application. En réalité, Gebrane Bassil n’a jamais voulu partager ses prérogatives avec une autorité indépendante, une position défendue depuis par tous ses successeurs, tous aounistes. Les fois où il était acculé à fléchir sur ce plan, il promettait, devant le Parlement entre autres, que ce serait fait sous trois mois, mais il n'est jamais passé à l’acte.

Le deuxième vice est lié à ce qu’il faut bien appeler l’ego du personnage, car il faisait fi de tous les autres points de vue. Fort de l’appui du Hezbollah, qui avait deux ans auparavant envahi Beyrouth et le Chouf, il se considérait comme le maître absolu sur son territoire électrique, comme dans d’autres domaines. Le consensus ou même un large appui, nécessaire pour un dossier de cette envergure, faisait défaut, donc le projet était peu susceptible d’être appliqué.


Échapper au contrôle

D’ailleurs, au fil des mois et des années qui ont suivi, les opposants se sont fait forts de mettre en exergue les failles du système Bassil. Le bloc du Futur s’est arrêté sur ‘’les données étonnantes et équivoques fournies’’, estimant que le plan est irréaliste. Le bloc a accusé le ministre de vouloir se dérober au contrôle des fonds arabes qui accordent des prêts bonifiés au Liban.

D’où le troisième vice: le ministre Bassil prévoyait un financement direct du budget pour un coût de 1,2 milliard de dollars au cours des trois premières années, quitte à ce que le reste, pour un montant équivalent, soit financé par le secteur privé avec une aide internationale. Le plan fait donc porter au budget de l’État une charge insupportable, car le secteur de l’électricité occuperait alors, sur trois ans, les deux tiers des montants généralement réservés aux investissements dans l’infrastructure, laissant donc quelque 200 millions de dollars pour tous les autres secteurs réunis.

L’autre avantage du recours aux fonds arabes, est que le contrôle et l’audit sont serrés, alors qu’un financement purement interne ouvre la voie à des manipulations, corruptions de tous genres, ce qui s'est révélé exact par la suite. Mais Gebrane Bassil s’entête en arguant du fait que cela prendrait trop de temps et que son calendrier s’en trouverait affecté. Il est vrai que le ministre comptait, pour la 2ᵉ phase du plan, solliciter quelques crédits internationaux pour aider le secteur privé à participer. Mais il n’obtiendra jamais ce soutien, ses dossiers n’ayant pas été jugés assez crédibles.

Le président avant l’heure

Michel Aoun, pas encore président, le soutiendra sans relâche, menaçant même de retirer ses représentants au sein du cabinet si le plan de son gendre n’était pas ratifié. Il serait suivi dans ce cas par son allié, le Hezbollah, et le gouvernement serait paralysé. Michel Aoun considérait que les opposants mettaient en cause leur probité et la capacité technique et opérationnelle du ministre de l’Énergie. En plus, selon lui, l’accord de Taëf accorde de larges prérogatives à tout ministre.

Les successeurs, toujours aounistes, ont insisté sur le même plan, avec des actualisations ou des modifications mineures. Le sujet sera cependant jalonné de multiples péripéties, aussi rocambolesques l’une que l’autre, que nous allons détailler dans les prochains épisodes de cette épopée qui va constituer la catastrophique gabegie de toute une décennie.
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