Walid Joumblatt: portrait d'un seigneur socialiste
Dans son discours du samedi 6 mai 2022, Walid Joumblatt a certes montré son rôle de leader incontesté de la communauté druze mais, également, de figure incontournable de premier plan de la vie politique libanaise. La personnalité de cet homme, héritier d’une lignée de grands seigneurs de la montagne n’a pas fini de surprendre ses amis et ses adversaires à la fois. Comment comprendre cette personnalité loin de toute zizanie politique libanaise ?



C’est dans le sang de son père Kamal, assassiné le 16 mars 1977, que Walid Joumblatt fut acclamé l’héritier de la seigneurie de Moukhtara et leader de la communauté druze ; mais également figure incontournable de l’équation politique libanaise au titre de président du Parti Socialiste Progressiste et chef de la gauche libanaise regroupée, à l’époque, au sein du Mouvement National. Samedi 6 mai 2022, dans la logique du lignage dynastique qui prévaut au Liban, il s’adressa à ses trois enfants, Taymour l’héritier politique ainsi que Dalia et Asslan, sur un ton solennel. Il les exhorta de préserver l’héritage de la lignée des Joumblatt et de leur seigneurie de Moukhtara, de s’impliquer dans la recherche du bien commun libanais par le biais de la démocratie. C’est par le vote démocratique qu’on pourra endiguer le Hezbollah annonça-t-il au milieu de la fièvre électorale du scrutin législatif actuel. Ainsi l’arme à feu est remplacée par le bulletin de vote déposé dans les urnes du suffrage universel. Le seigneur de la guerre se révèle un adepte de la social-démocratie tout en demeurant conscient que la raison d’être du politique est la résolution des conflits par le compromis ou, à défaut, leur atténuation.

La figure de Walid Joumblatt ne cesse d’intriguer. Tous ceux qui les ont approchés de près ont pu se rendre compte de la grande civilité qui prévaut chez Walid et Nora Joumblatt. Tous ceux qui ont côtoyé Walid Bey dans sa vie publique ont pu réaliser comment se traduit le concept de « pouvoir » chez celui qui sait l’exercer et, surtout le maintenir. On le traite souvent de « girouette » vu l’arbitraire de certaines options politiques contradictoires en apparence. On lui impute une qualité intuitive de prescience lui permettant de humer les effluves des changements géostratégiques qui se profilent à l’horizon et de savoir, à temps, se positionner sur l’échiquier politique si mouvant et si instable.



On admire, à juste titre, le raffinement non ostentatoire avec lequel il reçoit. On craint tout autant son ressentiment. On redoute ses colères mais on loue sa fidélité en amitié. On scrute le bien-fondé de ses prises de position mouvantes tout en se laissant prendre au charme de l’art de la conversation dans son salon. On demeure impressionné par l’étendue du savoir de cet infatigable lecteur, littéralement amoureux des livres, tout en étant conscient de l’implacable détermination dans l’usage de la force.

Walid Joumblatt n’est pas un philosophe ou un grand sage, comme Ghandi, bien que sa connaissance de la philosophie politique soit exhaustive. Son goût prononcé pour la littérature est exceptionnel parmi les hommes politiques, notamment au Liban. C’est probablement ce qui séduit le plus les chancelleries étrangères. Son insatiable avidité à jouir, en toute modestie, d’échanges intellectuels demeure une énigme aux yeux de ceux qui voient en lui uniquement un zaïm, un chef de clan. Est-il un fanatique antichrétien comme le pensent certains ? L’histoire répondra à cette interrogation à la lumière des relations turbulentes qui ont ensanglanté la montagne libanaise, depuis deux siècles, dans le cadre de la lutte pour le pouvoir entre les clans druzes et maronites.


Comment comprendre ce prince de la montagne à la culture citadine si éclectique et si raffinée ? Comment analyser son exceptionnelle capacité d’adaptation aux circonstances politiques du moment tout en faisant preuve d’une grande fidélité à certaines constantes historiques comme la cause du peuple de Palestine, celle du peuple de Syrie ainsi qu’à ses options permanentes d’arabité.



Qui est donc ce seigneur politique ? Pour tenter une lecture de sa personnalité, on pourrait remonter fort loin, à Platon et sa République, Aristote et sa Politique, Quintilien et son art oratoire, Cicéron et ses Catilinaires, Xénophon et sa Cyropédie, et bien d’autres. On se contentera de choisir entre les deux grands théoriciens modernes du politique, Érasme et Machiavel, dont les conceptions opposées marquent, jusqu’à aujourd’hui tous ceux qui pensent le politique et l’exercice du pouvoir.

Cette opposition traduit deux conceptions distinctes du droit et de la loi. Pour la pensée naturaliste du droit chez Érasme, la loi est fondée en nature, elle exprime un ordre immuable. Par contre, pour la pensée positiviste du même droit chez Machiavel, la loi se fonde sur l’arbitraire du législateur. Elle est œuvre de création humaine et non expression d’un ordre supérieur. Du point de vue érasmien, le prince est un berger au service de son troupeau tel un bon père de famille. Son pouvoir est un ensemble d’obligations et de devoirs de nature plutôt morale. Le point de vue machiavélien insiste plutôt sur la « virtu » du même prince, sur son arbitraire qui fonde la puissance et le droit. Paradoxalement, un tel arbitraire ne mène pas à l’absolutisme mais conduit à la relativité du pouvoir, un peu à l’image du Dieu créateur qui opère un certain retrait par rapport à l’histoire, ce qui ne diminue en rien sa toute-puissance. Métaphore oblige, une telle image permet de comprendre qu’on peut être un seigneur féodal aux manières exquises tout en optant pour le socialisme révolutionnaire. Les lois ne sont que des conventions qui précèdent le prince dans l’exercice de son pouvoir. Ce sont donc des moyens qui peuvent s’avérer insuffisants. Il appartient alors au prince de savoir user de la force. Pour Machiavel, « il est nécessaire à un prince de savoir bien user de la bête et de l’homme […] il faut donc être un renard pour repérer les filets et un lion pour effrayer les loups ». Mais l’arbitraire ne suffit pas, il y a autre chose. Il y a cette énigmatique faculté que les Romains appelaient Fortuna et les Grecs Kairos ou occasion propice. L’arbitraire du prince n’est pas une constante invariable, il doit pouvoir en user en fonction des circonstances. Il doit pouvoir attraper le fugace Kairos quand ce dernier passe. C’est cela qu’on reconnaît au très réaliste et pragmatique Walid Joumblatt : l’art d’entendre le souffle du Kairos quand il passe comme un éclair et de se saisir de lui, puis de traduire cela en des choix, contradictoires en apparence. Ces choix sont faits non en fonction du souverain bien moral mais en fonction de l’exercice d’une puissance nécessaire au maintien d’un certain ordre qui le précède et qu’il est tenu de transmettre.

Controversé, Walid Joumblatt le demeure aux yeux d’un grand nombre. Sa personnalité politique le rend plus proche du positivisme pragmatique que du naturalisme théoricien. Paradoxalement, son socialisme ne fait pas de lui un idéaliste platonicien tant il demeure un réaliste, un authentique animal politique. Sa civilité et sa culture étendue marquent durablement tous ceux qui l’ont approché.

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