Quand le Liban-otage redevient le Liban-message
Les résultats officiels du scrutin législatif du 15 mai constituent plus qu’un désaveu à l’égard du Hezbollah et de ses obligés, du rapt de la souveraineté nationale qu’ils n’ont cessé de perpétrer depuis l’année 2005 comme héritiers de l’occupant syrien chassé du pays. Le désaveu est également adressé à la caste politique et sa féodalité, politico-sectaire et clanique, incompatible avec la citoyenneté.

L’heureuse surprise est de taille. Le virage semble irréversible. Nous ignorons à l’heure actuelle tous les petits détails des résultats définitifs de la consultation populaire du 15 mai. Le peuple libanais, prisonnier de l’axe Téhéran-Damas et de son propre archaïsme, a miraculeusement retourné sa condition afin de se libérer des geôles de la tutelle étrangère. Le peuple du Liban-otage a su, démocratiquement, redonner au pays son identité de Liban-message. L’effort herculéen de libération démocratique résulte du combat acharné, livré dans les urnes, des citoyens résidents et, surtout, ceux de la diaspora. À ces derniers, le pays exprime fièrement sa gratitude émue, car ce sont eux qui ont permis de renverser la situation. Ce sont eux qui ont largement aidé à « libérer les chaînes de leurs frères», comme le dit le Chant des Partisans de la Résistance française entre 1941 et 1945.

L’exploit est plus qu’un événement historique inespéré. Il proclame sans doute qu’une évolution structurale, anthropologiquement significative, s’est opérée en silence, imperceptiblement, dans le psychisme de tout un chacun. On se réjouit en toute légitimité que le peuple ait pu, démocratiquement, administrer à ses geôliers un soufflet retentissant qu’on aurait aimé être un coup de poing ou un coup de pied, n’était-ce l’iniquité perverse de la loi électorale que les forces de tutelle et leurs collaborateurs intérieurs ont imposée au pays en 2017.

Le scrutin législatif libanais est plus qu’un simple épisode événementiel de la vie d’un pays. Sa portée anthropologique dépasse largement les frontières nationales. Elle résonne comme message universel. Vox populi vox Dei, dit l’adage traditionnel. Les élections parlementaires libanaises ont donc fait entendre une vérité transcendante qui affirme, dans le fracas d’un tremblement de terre, que la dignité et la liberté sont constitutives de la nature de l’homme, et que nul ne peut les réduire à une simple qualité ajoutée comme la couleur des cheveux et des yeux. La vox Dei s’est exprimée en silence dans l’intimité de l’isoloir de l’électeur. C’est précisément ce que refusent de comprendre les idéologues psychopathes qui s’imaginent que leurs théories, géométriquement agencées, permettent de réduire l’individu humain au statut d’automate, simple parcelle d’une machinerie qu’une minorité d’initiés ou d’illuminés peut mener à sa guise. Nous avons pu voir, sur nos écrans, comment derrière certains isoloirs, les représentant(e)s d’une telle idéologie gnostique incompatible avec la nature humaine, ont froidement accompagné les détenu(e)s, tels des chiens-bergers, afin de s’assurer que les brebis ne quitteront pas l’enclos du troupeau. Ceci permet de dresser un premier constat. Il existe aujourd’hui deux Liban(s). D’une part, celui homogène tel un bloc d’airain que tient en laisse le duo chiite Amal-Hezbollah avec l’aide de quelques anges-bergers chrétiens et sunnites aux ailes brisées par le suffrage universel. Les druzes ont heureusement largué leurs chiens de garde. D’autre part, un Liban bariolé fait d’une pluralité multiconfessionnelle mais uni dans une position résolument souverainiste.

Quelle première lecture, non politique, pouvons-nous faire de ce séisme aux répercussions qui peuvent s’avérer redoutables à court, moyen et long terme? Nous mettrons de côté l’histoire événementielle, narrative, de courte durée, qui s’occupe du fait hic et nunc, en circonscrit les contours, en dégage les causes immédiates et lointaines, et tente d’en saisir, tant bien que mal, les conséquences. Mais, comme l’a établi Fernand Braudel, il y a aussi l’autre histoire, celle de la «longue durée» où l’événement a pour pivot l’homme lui-même dans son rapport avec la réalité de son environnement. Le temps de cette longue durée semble immobile, silencieux, aussi imperceptible que le temps très long de la sélection naturelle de Darwin. Chez ce dernier, l’évolution est une longue série d’imperceptibles changements par adaptation d’une créature à ses conditions environnementales. Et puis, un beau jour, ces micro-adaptations entraînent un virage irréversible qui fait apparaître une nouvelle espèce. Contrairement à ce qu’on pense, les créatures vivantes animées sont comme un palindrome, c’est-à-dire une dynamique à double sens. Elles se laissent modifier par les conditions naturelles et, à leur tour, modifient ce même environnement. Les peuples, parce qu’ils sont composés d’individus constitutivement dignes et libres, se conforment, dans leur vie politique, à cette donnée naturelle sur la longue durée. C’est ce que révèle le scrutin libanais du 15 mai.


Mais par où commencer la lecture de ce processus de renversement au long cours? On choisira pour point de départ l’année 2005 et les manifestations du 14 mars qui suivirent l’assassinat de Rafic Hariri et entraînèrent le départ de l’occupant syrien. Depuis, nombreux sont les événements qui ont jalonné le destin fatal du Liban: assassinats, actes de terrorismes, transformation du Liban en arène de guerres des autres et pour les autres. Une longue durée de dix-sept ans où le Hezbollah a pu minutieusement mettre en place sa stratégie du coup d’État permanent qui a fini par mettre à mort le Liban, du moins jusqu’au dimanche 15 mai 2022. La mainmise de l’Iran des Mollahs sur le Liban a semblé avoir mis une sourdine à l’expression du peuple lorsque, soudain, ce dernier se réveilla le 17 octobre 2019 rejetant toute la caste dirigeante et sa politique mafieuse. L’explosion sur le port de Beyrouth du 4 août 2020 ainsi que la faillite totale du Liban ont certainement accéléré le processus de renversement dans le psychisme du citoyen, indépendamment de son affiliation sectaire. On s’est étonné que la colère d’octobre 2019 ne se soit pas traduite en un ou plusieurs discours politiques. On a été scandalisé de voir que les groupes de «révolutionnaires d’octobre» n’aient pas été en mesure de constituer un bloc cohérent et crédible malgré l’urgence de faire face à la faillite économique, conséquence inéluctable du rapt de la souveraineté nationale qui exprime la dignité et la liberté de la personne morale qu’est l’État. Si les corrompus et les corrupteurs ont pu déployer tant de malfaisance, c’est parce que la puissance publique contraignante a été réduite à presque rien, sauf à tabasser des manifestants et poursuivre des infractions insignifiantes. La puissance publique libanaise n’a pas été mise à mort par les violeurs. Elle conserve sa légalité formelle, mais elle a été dépouillée de sa légitimité substantielle par l’Iran des Mollahs grâce à l’hégémonie armée du Hezbollah et de ses agents internes.

Le 6 et le 8 mai, les Libanais de la diaspora ont magnifiquement entamé le processus de récupération de la légitimité de la puissance publique libanaise par le peuple, source de toute souveraineté. Dimanche 15 mai 2022, les citoyens-résidents ont consacré l’effort de leurs frères en émigration. La longue durée permet de dire que le scrutin du 15 mai est le fruit, longtemps attendu, des graines semées le 14 mars 2005, puis passées au tamis et vannées le 17 octobre 2019. Durant dix-sept ans, un lent travail inconscient a façonné l’imaginaire du citoyen libanais, notamment celui de l’actuelle tranche d’âge 25-45 ans, et ce indépendamment de toute appartenance sectaire.

Qu’a donc voulu dire le peuple lors de cette consultation populaire? Dans quel sens la participation massive de la diaspora a-t-elle pu infléchir le suffrage universel? La réponse est aussi limpide et claire que l’eau de roche. Elle se décline en deux mots: «unité nationale».

N’en déplaise aux amateurs de la dissection anatomique de la vie publique libanaise et du corps politique, mais le suffrage universel vient de leur administrer une authentique leçon de patriotisme. Né en 1920 comme Grand Liban dans des conditions communautaires qu’on connaît, l’État libanais a paru inachevé et instable, et il le demeure. Mais, et c’est l’événement majeur du 15 mai en termes d’anthropologie politique: labourée le 14 mars 2005, ensemencée le 17 octobre 2019, la terre libanaise a donné, le 15 mai 2022, un fruit qui n’a pas de prix: l’unité nationale.

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