Le Liban honoré par Rima Abdul Malak
La nomination de Madame Rima Abdul Malak au poste de ministre française de la Culture est, indiscutablement, une reconnaissance méritée des capacités personnelles et professionnelles de la titulaire du prestigieux portefeuille. Elle succède à André Malraux, Edmond Michelet, Maurice Druon, Alain Peyrefitte, Françoise Giroud, Michel d’Ornano, Frédéric Mitterand, Françoise Nyssen et bien d’autres. Mais c’est aussi un grand honneur pour le Liban, son pays natal, dont l’excellence du niveau d’éducation et de culture a permis à plus d’un enfant de ce pays de briller aux quatre coins du monde. Ce trait, qui caractérise le pays du Cèdre, pourra-t-il résister à l’étreinte d’agonie qui l’étouffe ?

On se félicite, à juste titre, qu’une fille du Liban se voit confier le prestigieux portefeuille français de la Culture que Maurice Druon avait tenu sous Georges Pompidou, avant de devenir le secrétaire perpétuel de l’Académie française, fonction dont il démissionnera en 1999. Qui se souvient encore de la réunion à Beyrouth de l’AUPELF-UREF au printemps 1998 ? Le 28 avril, feu le Professeur Jean Salem, l’immense érudit, avait publié dans L’Orient-Le Jour un article remarquable intitulé « La francophonie, une vision culturelle ». Le 5 juin, Maurice Druon exprime d’intarissables éloges sur « le splendide article du professeur Jean Salem ». Il ajoute « Je ne puis que souscrire, d’enthousiasme, à ce plaidoyer […]. Le professeur Salem dit le vrai, et ses positions sont importantes pour la francophonie, donc pour l’avenir général de la civilisation. Que ce témoignage vienne du Liban revêt à mes yeux une signification toute particulière. Je fais distribuer ce texte, aujourd’hui, à tous les membres de l’Académie française ».

Vingt-quatre ans plus tard, une fille du Liban occupe le même bureau que l’auteur de ces lignes si élogieuses à l’égard d’un pays réduit en miettes et au bord du tombeau. La franco-libanaise Rima Abdul Malak est à même d’assumer le grand défi de sa charge, comme le fait d’ailleurs Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie Française depuis 1999. Madame d’Encausse, née Zourabichvili, est d’origine géorgienne, chrétienne pratiquante de confession orthodoxe. C’est dire l’indéniable « universalité » que la langue française véhicule, pour reprendre l’expression de Rivarol qui évoque le « monde français » au sens d’un espace de culture et non celui d’une identité impériale.

Le grand humaniste espagnol Antonio de Nebrija (1441-1522) disait « la langue suit l’empire ». L’histoire lui a donné souvent raison, mais pas tout à fait. Il existe un petit groupe de langues appelées « langues de civilisation » car leur douaire dépasse largement celui de l’horizon impérial de leur expansion. Le français appartient à cette famille, au même titre que l’akkadien, l’araméen, le sanskrit, le grec, le latin, l’arabe et d’autres encore. Le recul actuel du français dans le monde est un fait indéniable. Il est victime du devenir historique qui donne l’avantage à l’américanisation, dont l’expansion a pour outil l’anglo-américain. Il serait dangereux de réduire la langue anglaise à un simple véhicule technique de communication internationale. Nul ne peut nier la forte séduction exercée par le modèle américain d’autant plus que cette capacité d’attraction se trouve amplifiée par de puissants moyens économiques et techniques qui facilitent sa pénétration dans les milieux sociaux de tous les continents. Ignorer une telle réalité, ou le faire « au nom d’une conception normativiste de la culture » (J. Salem), équivaut à condamner à un combat d’arrière-garde la culture qu’on cherche à protéger. Un tel héroïsme des causes perdues, à l’image de celui de Symmaque défendant la tradition romaine, risque de replier la culture sur elle-même, en faire un objet de musée. Le français n’aurait plus qu’à capituler, à se résigner à une conversion culturelle qui serait un renoncement à l’identité et aux valeurs, tant spécifiques qu’universelles, de l’immense patrimoine francophone façonné par presque huit siècles de production intellectuelle et littéraire.

Langue de civilisation, notamment à partir du XVII° siècle, le français se distingue par deux traits. D’une part son universalité, au sens de l’expansion d’un certain mode de pensée, d’une échelle de valeurs, de l’attraction d’un certain modèle. D’autre part, cette langue a bénéficié de manière efficace de l’intervention du pouvoir politique, depuis l’ordonnance de Villers Cotterets prise par François 1er en 1539. Ceci pose la question de la politique éducative à l’école et dans les universités francophones, afin d’endiguer les effets dévastateurs de la crise intellectuelle et spirituelle que cette culture connaît. On souhaite à la nouvelle ministre française de la culture, de pouvoir discerner de tels enjeux et d’insuffler au pouvoir politique français les mesures adéquates en matière éducative. La francophonie c’est avant tout une formation de l’humain par le biais d’un patrimoine exceptionnel.

Mais d’abord, c’est quoi l’universalisme ? François Jullien répond sans ambages : c’est un européocentrisme, du moins c’est ainsi qu’il fut souvent prêché, confondant l’universel et l’uniforme, cherchant à ignorer les diversités en se focalisant sur le plus petit dénominateur commun, « bloquant le devenir et subsumant tout possible ». Le dialogue des cultures se réduirait alors à boire du thé à la menthe face à un bouddha en mangeant un couscous ou des sushis. Une telle démarche consiste à européaniser l’autre et produire « une variante exotique de la culture occidentale » (F. Jullien).


La France a noué des relations suivies avec les maronites du Liban, mais la francophonie comme processus éducatif date du milieu du XIX° siècle grâce à l’œuvre de missions catholiques dont celles des jésuites. La francophonie a abordé les rivages du Liban par le commerce des Échelles du Levant, suite aux traités des Capitulations, par les échanges mais surtout par l’éducation. La francophonie libanaise ne fut pas imposée par la botte du conquérant. Les classes supérieures de la société ottomane étaient francophones par mimétisme cosmopolite. Dans les campagnes libanaises, chrétiennes, le parler-français se répandit par adoption, par assimilation. L’universel ne s’impose pas comme le mondial, il n’aliène pas, « il maintient l’humanité en quête », il se laisse adopter. C’est ce qui fait sa force subversive. Son processus est une œuvre toujours inachevée.

Cette exigence de l’universel, selon F. Jullien, opère par le manque, par le vide comme le Tao. La langue française serait une des rares qui ont su préserver et transmettre une telle exigence qui maintient ouverte une brèche d’aspiration permanente dans ce produit de la culture française qu’on appelle le Sujet autonome, s’assumant lui-même ainsi que tous les autres avec lui.

La nouvelle ministre française de la culture jouit du double privilège de posséder le legs de deux très grandes langues de civilisation : le français et l’arabe. Elle est donc plus à même de réaliser, dans son for intérieur, que le dialogue des cultures ne se fait pas à l’air libre mais dans chacun de nous. Il n’est jamais achevé. L’universel n’est point une catégorie abstraite ou une définition géométrique. L’universel n’est pas une simple opération intellectuelle. L’universel est fait de chair et de sang, celui des générations d’hommes et de femmes qui ont su produire un patrimoine intellectuel fait pour être partagé. L’universel c’est l’humain.

C’est par l’éducation que les jeunes générations libanaises ont eu accès à l’exigence de l’universel et que Beyrouth est devenue, au milieu du XIX° siècle, une plaque tournante de cet universalisme. Aujourd’hui, Beyrouth survit grâce à ses enfants éparpillés aux quatre coins du monde. Beyrouth est à Dubaï et dans les pays du Golfe Arabique. Beyrouth brille à Paris, Londres, New York, et ailleurs. L’universel du Beyrouth francophone et anglophone ne mourra pas, même si la ville n’est plus, hélas, que ruines délabrées.

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