Lettres à Beyrouth, juste après (5) : Aïe-Zone.
Les « take (me) away ». « Les sun-set drinks » avant de sombrer dans la nuit totale. Et de « _إجت الكهربا _ » en « _راح ال_ moteuuur ».
Nos nuits s’épousent, faute de mieux, jusqu’aux chariots d’hôpitaux ou de supermarchés. Au bout des rayons et des yeux vides, on orbite, l’âme polluée devant les 3 fruits et légumes par jour. Les « vivres ». Le lait... et si on avait la capacité d’imiter (copie conforme) l’appareil digestif de la vache ? (intérieurement c’est déjà fait) On rumine. Et si on ruminait, chaque jour, « 3 fruits et légumes par jour » ? Et si les cerises se mangeaient une à une ? Une par jour ? Un kilo pour tout l’été. Tourisme au supermarché. Sur un autre rayon, des chocolats jamais vus (_made in Lebanon_, bravo, enfin!)... les périmés botoxés ? Voilà, on recycle ! Sinon de petits pains sucrés... 7 000 L.L. ? Genoux fléchis, yeux écarquillés, cheveux ébouriffés... on recompte. 1, 2, 3 zéros, pas plus ! Le nouveau dessert de la semaine. 7 000 L.L.

_يمكن صير حبّن _

(Comme nos mêmes élus de belle lurette – lunettes –)
Peut-être qu’il est temps de changer de dessert préféré, les fruits étant en plein processus de réanimation, comme nous.
Mais pour d’autres, les 7 000.... Perdue dans mes pensées entre le Delta draconien, les départs subits, la colère des amis imparfaits, la violence de tout, le masque asphyxiant et les chariots vides... tout est flou. Comme les visages, les plus proches, qui s’éloignent, comme les odeurs de mon enfance (qui reviennent elles, violemment parfois)... je cherche, un regard... mais rien. Tout le monde doit être en train de réviser la table de multiplication... (elle aura servi à quelque chose !) plutôt diviser les laitues, les cerises et les os sans la viande... (combien coûte un tombeau ?)
Et puis la voix du caissier, un visage, familier...

_كيفك_  _منيحة؟_

Parce qu’il me reconnaît ! Il me reconnaît, donc j’existe ! Parce que je suis là, dans un super supermarché bondé de gens, les miens, ceux qui comprennent les mêmes injures, ceux qui ont les mêmes rêves, d’eau chaude, d’électricité, d’essence (et d’essentiel), d’un avenir meilleur pour leurs enfants (nous c’est fini...). Parce que cette tristesse dans les yeux est la mienne, parce que je la ressens dans mes veines, parce que ce sang qui chauffe est le mien, parce qu’on se reflète, comme dans un miroir (gentil miroir), entre les sourcils et les gouttelettes de larmes ou de sueur. Parce qu’on est de ceux qui gagnent leur pain à la sueur de leur front (et de tout leur corps devant les files d’attente interminables de banque, d’essence au compte-goutte – pas pour les habitués– ). Bref.

_منيحة _

Parce qu’une fois la Aïe-zone aux prix exorbitants dépassée, le lèche-vitrines (de nourriture !) accompli, tout est là encore... entre bougainvilliers et plantes d’intérieur. Entre le sel de ma mer et l’odeur des pins. Il y a un temps où on les frappait à petits coups de pierres pour manger les petites graines (on aurait dû les cacher pour les revendre au prix de zéros infinis à droite !) après un tour de balançoire à cordes entre les arbres, ou entre un match de foot et un autre, ceux de nos pieds égratignés, des bobos avant les bibis, du Mercurochrome salvateur, avant les I-pads, I-mates, I-phone, les « I » tout court. Les Aïe retenus, fiers.

Et quelqu’un qui frappe à la porte.

On n’avait rien, mais on avait la vie devant soi...
Comme le petit moineau qui rêvait de liberté...
Aujourd’hui, la cage est vide... « il est parti ».
Aujourd’hui, nos sacs de déchets et ceux de nos voisins sont un.
Tout déborde.
Et notre linge est trop sale pour le laver en famille.
Mais nos cœurs battent encore, avec ou sans oxygène, avec ou sans nausée... notre tachycardie est un hymne à l’espérance...
À l’unisson.
Beyrouth.

https://feuillesblanches.com/
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