La nouvelle donne en Afghanistan/ IV - Les talibans tenus en échec à l’extérieur
Les trois rounds du match mondial, joué par les diplomates talibans entre le 12 et le 27 octobre, n’auront pas atteint le but tant escompté : la reconnaissance internationale de leur Émirat islamique d’Afghanistan, rétabli fin août à Kaboul, ne leur a pas été accordée. Hantise de ses opposants, cette normalisation lui donnerait les armes économiques et diplomatiques pour s’imposer dans la durée.

La première partie s’est jouée au Qatar, le 12 octobre, face à l’Occident qui, États-Unis en tête, a échoué à pacifier l’Afghanistan et à y construire un État viable malgré 10 ans de présence et mille milliards de dollars dépensés, pour finalement l’abandonner aux talibans triomphants. Postures assurées et visages graves sous leurs turbans face à l'aréopage euro-américain, les quelques représentants du pouvoir taliban ont posé en vainqueurs inflexibles, déjà forts d’être reconnus comme seuls interlocuteurs par les puissants ennemis d’hier. « Il s'agit d'un échange informel au niveau technique. Il ne constitue pas une reconnaissance du gouvernement par intérim », a dû se défendre Nabila Massrali, porte-parole de l’UE à Doha. « Nous voulons des relations positives avec le monde entier. Nous croyons en des relations internationales équilibrées. Nous pensons qu'une telle relation équilibrée peut sauver l'Afghanistan de l'instabilité », a pour sa part affirmé, mielleux, le ministre afghan par intérim des Affaires étrangères, Amir Khan Muttaqi, à Doha, auquel les chancelleries américaine et européennes continuent de répondre en chœur : « Les actes doivent parler ».

Pour les occupants d’hier, ce second Émirat islamique d’Afghanistan doit prouver qu’il met en œuvre les conditions posées par la communauté internationale pour pouvoir être reconnu. Les droits de l’Homme, menacés par ce système religieux ultra patriarcal, émeuvent particulièrement les opinions en Occident dont les responsables exigent le respect haut et fort dans les médias. Mais leurs priorités sont sécuritaires : les talibans doivent rejeter toute alliance avec des groupes terroristes internationaux et assurer un contrôle efficace de l’émigration, grande hantise des Européens. Matois, le ministre taliban a proposé une autre lecture, assurant ses interlocuteurs qu’en refusant de reconnaître le nouveau pouvoir, ils suscitent eux-mêmes les fléaux redoutés : « L’affaiblissement du gouvernement afghan n’est dans l’intérêt de personne, car cela pourrait affecter directement le monde dans le secteur de la sécurité et entraîner une migration économique pour fuir le pays » ; car Amir Khan Muttaqi le sait aussi bien que ses interlocuteurs occidentaux à Doha : ces derniers n’ont plus un pion sur l’échiquier afghan, plus qu’un chéquier à agiter, gardant gelés dans leurs coffres plus de 10 milliards de dollars de l’État afghan, liés au marchandage pour la reconnaissance. Mais les Occidentaux sont à la fois loin de souhaiter qu’une crise humanitaire prolongée fasse tomber le nouveau pouvoir et précipite le pays dans une anarchie incontrôlable. Deux jours après Doha, le ministre taliban croit-il pouvoir marquer quelques points à Ankara, présumée plus favorable aux islamistes que ses alliés de l’Otan ? « Il doit y avoir un gouvernement inclusif [...] nous espérons que les femmes seront également représentées », leur a rétorqué le chef de la diplomatie turque.

Avec les puissances rivales



Moscou, 20 octobre. La délégation afghane s’est déplacée cette fois pour rencontrer les représentants de la Russie, de la Chine et de l’Iran, puissances rivales, voire ennemies des États-Unis, qui avaient goûté discrètement leur plaisir en assistant au fiasco du retrait américain de Kaboul, deux mois auparavant. « Les talibans ne cherchent pas la reconnaissance des Occidentaux, mais la reconnaissance des puissances orientales, plus proches géographiquement et politiquement », explique Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE). Mais le sens des réalités et des menaces que pourraient faire peser l’Émirat a repris le dessus et les talibans ne siègent pas à Moscou face à des alliés, mais à trois puissants et méfiants voisins. La Russie a maintenu leur mouvement sur sa liste des organisations terroristes et, si la Chine a gardé ouverte son ambassade à Kaboul et apporté une aide humanitaire, le président chinois leur a enjoint d'éradiquer « les organisations terroristes du territoire afghan », notamment le East Turkistan Islamic Movement (ETIM) qui, selon lui, préparerait en Afghanistan des attaques au Xinjiang chinois. Côté talibans, la défiance n’est plus de mise comme face aux Occidentaux et les espoirs sont plus sérieux d’obtenir un brevet officiel : « L’isolement de l’Afghanistan n’est dans l’intérêt d’aucune partie, le passé l’a prouvé », soulignent-ils.

« Tout le monde n’aime pas forcément le nouveau gouvernement en Afghanistan, mais en punissant son gouvernement, nous punissons le peuple », a semblé les appuyer Zamir Kabulov, chargé par Poutine du dossier afghan. Mais à Moscou, même antienne qu’à Doha et Ankara : la reconnaissance passera par la formation d’un gouvernement inclusif et le respect des droits humains. On peut s’étonner de voir ces conditions soulevées par Moscou et Pékin, qui traquent toutes oppositions et dont on sait les entorses quotidiennes aux droits de l’Homme. Mais ces capitales redoutent aussi que la mise à l’écart, voire la persécution de minorités ne réactive une guerre civile qui serait incontrôlable et déstabilisatrice pour la région.

Les voisins directs


La dernière partie s’est tenue à Téhéran, le 27 octobre, mais l’équipe afghane n’y était pas invitée : elle s’est jouée entre les voisins directs : Iran, Pakistan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan, dont les gouvernements cherchent à coopérer pour éviter l’effondrement de l’Afghanistan. À Téhéran, l’appel de l’Iran et de la Chine (par visioconférence) à lever les sanctions économiques américaines a été une petite victoire pour les talibans, mais, somme toute, symbolique. Pour Emmanuel Dupuy, « les pays qui négocient à Moscou et Téhéran n’ont pas du tout la pression de l’opinion que ceux qui négocient à Doha. Les Iraniens sont préoccupés par l’arrivée de 6 millions d’Afghans sur leurs territoires, les droits des Afghans sont le cadet de leur souci, même schéma au Pakistan et au Tadjikistan, ce dernier pays, hostile aux talibans, étant mobilisé sur ses 1 300 km de frontières où l’armée russe renforce sa présence et où la Chine vient d’ouvrir une base ». La normalisation internationale du régime taliban ne se fera pas en une tournée et prendra, si elle se fait, des années. En six ans de pouvoir et jusqu’en 2001, ils n’ont eu que celle de trois États, ce qui ne les a pas empêchés de se maintenir. Tenant les frontières, la sécurité et le pouvoir sans concurrence, ils constituent, de fait sinon de droit, le seul État à Kaboul. Les Américains ne viennent-ils pas de le reconnaître un peu, en déléguant, le 12 novembre, la gestion de leurs intérêts dans le pays à l’ambassade du Qatar ?
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