L’antiétranger
Tout commence par l’étrangeté d’un titre qui défie les credo du marketing éditorial ; titre mystérieux, dont on ne sait s’il est anachronique ou avant-gardiste, un alexandrin libre.
Magnétisée par ce titre, j’interroge d’emblée les possibles quant à son sens. Faut-il entendre : « A d’un fils d’alligator et d’une fille d’esclave » (à l’instar des illustres « De l’amour » ou « De rerum natura ») ; ou bien : « Issu d’un fils d’alligator et d’une fille d’esclave » ?
Sous la plume si singulièrement dialectique de Jean-François Rouzières, ce sera les deux. « D’un fils d’alligator et d’une fille d’esclave » conte une histoire d’amour qui cause une série d’engendrements. Sur fond romanesque sublime et violent, un homme se révèle à lui-même, une mère se détache, un père se découpe, un enfant advient… Et chaque fois qu’une naissance se produit dans la vie du héros, celui-ci sort de l’indifférencié, dont il aurait pu chaque fois mourir (limbes de l’enfance, fusion maternelle, avalement paternel) pour entrer dans l’altérité vitale. Cet autre qui sauve dès lors qu’on le détoure, Jean-François Rouzières lui donne un nom : l’étranger/l’étrangère. « Adèle. Comment elle me fit homme. Elle. L’étrangère. » (p.9) « Ma mère me devint étrangère. Je pus l’aimer, enfin. » (p.91). « Je suis ton fils. Donc ton étranger. » (p.161)
Pour Jean-François Rouzières, rencontrer l’étranger en l’autre permet de devenir familier à soi-même (le « heimlich » de Freud) et à sa propre vie dans ses diverses dimensions : « Les jeux du sexe nous animaient, nous n’y étions plus étrangers, et les étrangers que nous étions l’un pour l’autre devinrent de plus en plus familiers » (p.106) ; « Je n’étais pas étranger aux jeux du pouvoir. » (p.111). En ces intégrations multiples, le héros, Tom, est l’exact inverse de Meursault, l’Étranger de Camus, prisonnier d’une mécanique quotidienne, aveugle à tout sens pour sa propre existence, errant alors dans l’absurde : étranger (unheimlich) à lui-même, au monde, au lecteur.
Dans la succession d’épiphanies en lesquelles le héros étend sa conscience de lui-même et dissout « l’inquiétante étrangeté » freudienne, celle qui implique le père (« Je suis ton fils. Donc ton étranger. ») constitue le fil conducteur du roman. Elle engage ce franchissement initiatique propre à la vie de tout homme : le meurtre du père. Tuer le père, ici pour ne plus risquer d’être le père, se charge d’une tension dramatique intense, car, jusqu’au bout du récit, nous, lecteurs, ignorons si le meurtre sera symbolique ou réel.
« Alligator » : drôle de nom pour un père ! Nom d’une étrangeté comme oxymorique, dénotant le langoureux exotisme d’un animal réputé être un tueur quasi-robotique. Dès lecture du titre, je me suis souvenue de ces vers de Robert Desnos : « Sur les bords du Mississippi, un alligator se tapit ».
Ce poème, appris dans l’enfance, m’avait littéralement envoûtée. Lianes d’une langue faite d’allitérations et d’assonances, comme celle de Jean-François Rouzières par endroits (car à d’autres, c’est une langue de sniper) : « Je ne suis pas étranger aux jeux de l’amour, même si ces jeux sont bien étranges, et étrangers les uns aux autres ceux qui s’y adonnent. » (p.9) Et signification initiatique, mine de rien, chez Desnos : un alligator tente de séduire le petit garçon qu’il veut dévorer ; celui-ci voit clair dans son jeu et le met en échec, choisissant la vie, sa future vie d’homme, au cœur de cet acte. Chez Jean-François Rouzières, l’initiation, avec ses rites, est omniprésente, rythmée, étincelante : de « L’alligator, c’est comme ça qu’on appelle ton père, parce qu’il nous a tous bouffés » (parole d’Adèle), à « J’ai embrassé le sang d’Adèle avant de venir te combattre. Je fus initié par la meilleure des guerrières. De cette violence qui ne t’a jamais quittée, et que tu aurais tant aimé me transmettre, tu m’as libéré. C’est toi qui es mort. Mort à quelque chose (…). Je suis ton fils. Donc ton étranger. » (parole, décisive, de Tom).
Ainsi, « D’un fils d’alligator et d’une fille d’esclave » est le chemin de (re) vie de Tom, qui passe par l’amour, violent et pur, d’Adèle pour sortir de l’enclos maternel et de la gueule du père, puis déboucher en pleine lumière. Et puisque, mine de rien, Jean-François Rouzières n’est pas étranger à la psychanalyse, ce chemin se présente comme une véritable horlogerie en laquelle tous les rouages psychiques fondamentaux s’enclenchent, se déclenchent, se dénouent.
Il y a le continent noir féminin (terme de Freud), celui, létal, de la mère - « Elle ferma les yeux, comme absorbée par un continent mort » - puis celui, vital, de la femme : « Aimer une femme et supporter le manque quand elle n’est pas là (…) Aimer une femme, creuser, pouvoir te dire que tu n’en auras jamais fini avec elle » ; « Nouveau-né, nouveau-mort, je m’indifférenciais, exquise sensation ».
Il y a le père primitif, le père tout-puissant et jouisseur du mythe freudien Totem et Tabou, père fascinant et adoré, mais qu’il faut tuer pour qu’advienne le temps des fils et pour qu’un homme puisse se déterminer en chacun d’eux : « L’idée de la vengeance me tenait encore debout. La vengeance, secondarité vitalisante. La vengeance, ce dédommagement nécessaire » ; « craignant plus que tout la colère paternelle tout en la narguant au plus près » ; « la guerre comme moyen de survie, la guerre pour dire oui à la vie » ; « j’enviais ta force et je savais bien qu’un jour, je m’en emparerais » ; « l’humiliation est une métamorphose, elle transforme l’être le plus faible en un redoutable tueur » ; « l’Alligator s’amusait de rien, souriait toujours en coin, jouissait ». « Le silence s’imposa ; je pressentis alors que, pour une fois, ce silence allait choisir mon camp ; silence de pouvoir ; silence au creux duquel mon père avait toujours tenu ceux, nombreux, sur lesquels il régnait ; silence létal dont j’étais désormais le maître. » « J’ai saigné. À blanc, ton orgueil ». Il faut noter que le crocodile maternel, tel que l’a nommé Lacan, est ici surpassé, dans sa volonté de dévoration, par l’alligator paternel.
Et il y a l’autre rive, après la traversée. « Je murmure dans l’obscurité – Adèle ? – Elle me répond, lointaine : Je suis là… Je la sens qui s’approche, dans un mouvement d’urgence et de pudeur presque fragile (…) un bonheur infini m’envahit alors, comme un tressaillement de tout mon être, une joie que je ne m’imaginais pas connaître ; tout me revient et je comprends, son implacable dureté, l’exil et l’histoire à écrire » …… Histoire dont, ici, je ne dévoile pas la fin, radieuse, qui doit appartenir à ceux qui liront. Et il faut lire. Parce que Jean-François Rouzières est à la fois un auteur inclassable et un psychanalyste extraordinaire, si loin de toute convention, si proche de l’autre, rien de ce qui est humain ne lui étant étranger. Là où le roman de @Camus tue l’étranger en l’autre (l’Arabe) dans un meurtre voulu absurde, celui de Jean-François Rouzières l’embrasse dans une puissante fécondité de sens.
https://livre.fnac.com/a16033478/Jean-Francois-Rouzieres-D-un-fils-d-alligator-et-d-une-fille-d-esclave
Tout commence par l’étrangeté d’un titre qui défie les credo du marketing éditorial ; titre mystérieux, dont on ne sait s’il est anachronique ou avant-gardiste, un alexandrin libre.
Magnétisée par ce titre, j’interroge d’emblée les possibles quant à son sens. Faut-il entendre : « A d’un fils d’alligator et d’une fille d’esclave » (à l’instar des illustres « De l’amour » ou « De rerum natura ») ; ou bien : « Issu d’un fils d’alligator et d’une fille d’esclave » ?
Sous la plume si singulièrement dialectique de Jean-François Rouzières, ce sera les deux. « D’un fils d’alligator et d’une fille d’esclave » conte une histoire d’amour qui cause une série d’engendrements. Sur fond romanesque sublime et violent, un homme se révèle à lui-même, une mère se détache, un père se découpe, un enfant advient… Et chaque fois qu’une naissance se produit dans la vie du héros, celui-ci sort de l’indifférencié, dont il aurait pu chaque fois mourir (limbes de l’enfance, fusion maternelle, avalement paternel) pour entrer dans l’altérité vitale. Cet autre qui sauve dès lors qu’on le détoure, Jean-François Rouzières lui donne un nom : l’étranger/l’étrangère. « Adèle. Comment elle me fit homme. Elle. L’étrangère. » (p.9) « Ma mère me devint étrangère. Je pus l’aimer, enfin. » (p.91). « Je suis ton fils. Donc ton étranger. » (p.161)
Pour Jean-François Rouzières, rencontrer l’étranger en l’autre permet de devenir familier à soi-même (le « heimlich » de Freud) et à sa propre vie dans ses diverses dimensions : « Les jeux du sexe nous animaient, nous n’y étions plus étrangers, et les étrangers que nous étions l’un pour l’autre devinrent de plus en plus familiers » (p.106) ; « Je n’étais pas étranger aux jeux du pouvoir. » (p.111). En ces intégrations multiples, le héros, Tom, est l’exact inverse de Meursault, l’Étranger de Camus, prisonnier d’une mécanique quotidienne, aveugle à tout sens pour sa propre existence, errant alors dans l’absurde : étranger (unheimlich) à lui-même, au monde, au lecteur.
Dans la succession d’épiphanies en lesquelles le héros étend sa conscience de lui-même et dissout « l’inquiétante étrangeté » freudienne, celle qui implique le père (« Je suis ton fils. Donc ton étranger. ») constitue le fil conducteur du roman. Elle engage ce franchissement initiatique propre à la vie de tout homme : le meurtre du père. Tuer le père, ici pour ne plus risquer d’être le père, se charge d’une tension dramatique intense, car, jusqu’au bout du récit, nous, lecteurs, ignorons si le meurtre sera symbolique ou réel.
« Alligator » : drôle de nom pour un père ! Nom d’une étrangeté comme oxymorique, dénotant le langoureux exotisme d’un animal réputé être un tueur quasi-robotique. Dès lecture du titre, je me suis souvenue de ces vers de Robert Desnos : « Sur les bords du Mississippi, un alligator se tapit ».
Ce poème, appris dans l’enfance, m’avait littéralement envoûtée. Lianes d’une langue faite d’allitérations et d’assonances, comme celle de Jean-François Rouzières par endroits (car à d’autres, c’est une langue de sniper) : « Je ne suis pas étranger aux jeux de l’amour, même si ces jeux sont bien étranges, et étrangers les uns aux autres ceux qui s’y adonnent. » (p.9) Et signification initiatique, mine de rien, chez Desnos : un alligator tente de séduire le petit garçon qu’il veut dévorer ; celui-ci voit clair dans son jeu et le met en échec, choisissant la vie, sa future vie d’homme, au cœur de cet acte. Chez Jean-François Rouzières, l’initiation, avec ses rites, est omniprésente, rythmée, étincelante : de « L’alligator, c’est comme ça qu’on appelle ton père, parce qu’il nous a tous bouffés » (parole d’Adèle), à « J’ai embrassé le sang d’Adèle avant de venir te combattre. Je fus initié par la meilleure des guerrières. De cette violence qui ne t’a jamais quittée, et que tu aurais tant aimé me transmettre, tu m’as libéré. C’est toi qui es mort. Mort à quelque chose (…). Je suis ton fils. Donc ton étranger. » (parole, décisive, de Tom).
Ainsi, « D’un fils d’alligator et d’une fille d’esclave » est le chemin de (re) vie de Tom, qui passe par l’amour, violent et pur, d’Adèle pour sortir de l’enclos maternel et de la gueule du père, puis déboucher en pleine lumière. Et puisque, mine de rien, Jean-François Rouzières n’est pas étranger à la psychanalyse, ce chemin se présente comme une véritable horlogerie en laquelle tous les rouages psychiques fondamentaux s’enclenchent, se déclenchent, se dénouent.
Il y a le continent noir féminin (terme de Freud), celui, létal, de la mère - « Elle ferma les yeux, comme absorbée par un continent mort » - puis celui, vital, de la femme : « Aimer une femme et supporter le manque quand elle n’est pas là (…) Aimer une femme, creuser, pouvoir te dire que tu n’en auras jamais fini avec elle » ; « Nouveau-né, nouveau-mort, je m’indifférenciais, exquise sensation ».
Il y a le père primitif, le père tout-puissant et jouisseur du mythe freudien Totem et Tabou, père fascinant et adoré, mais qu’il faut tuer pour qu’advienne le temps des fils et pour qu’un homme puisse se déterminer en chacun d’eux : « L’idée de la vengeance me tenait encore debout. La vengeance, secondarité vitalisante. La vengeance, ce dédommagement nécessaire » ; « craignant plus que tout la colère paternelle tout en la narguant au plus près » ; « la guerre comme moyen de survie, la guerre pour dire oui à la vie » ; « j’enviais ta force et je savais bien qu’un jour, je m’en emparerais » ; « l’humiliation est une métamorphose, elle transforme l’être le plus faible en un redoutable tueur » ; « l’Alligator s’amusait de rien, souriait toujours en coin, jouissait ». « Le silence s’imposa ; je pressentis alors que, pour une fois, ce silence allait choisir mon camp ; silence de pouvoir ; silence au creux duquel mon père avait toujours tenu ceux, nombreux, sur lesquels il régnait ; silence létal dont j’étais désormais le maître. » « J’ai saigné. À blanc, ton orgueil ». Il faut noter que le crocodile maternel, tel que l’a nommé Lacan, est ici surpassé, dans sa volonté de dévoration, par l’alligator paternel.
Et il y a l’autre rive, après la traversée. « Je murmure dans l’obscurité – Adèle ? – Elle me répond, lointaine : Je suis là… Je la sens qui s’approche, dans un mouvement d’urgence et de pudeur presque fragile (…) un bonheur infini m’envahit alors, comme un tressaillement de tout mon être, une joie que je ne m’imaginais pas connaître ; tout me revient et je comprends, son implacable dureté, l’exil et l’histoire à écrire » …… Histoire dont, ici, je ne dévoile pas la fin, radieuse, qui doit appartenir à ceux qui liront. Et il faut lire. Parce que Jean-François Rouzières est à la fois un auteur inclassable et un psychanalyste extraordinaire, si loin de toute convention, si proche de l’autre, rien de ce qui est humain ne lui étant étranger. Là où le roman de @Camus tue l’étranger en l’autre (l’Arabe) dans un meurtre voulu absurde, celui de Jean-François Rouzières l’embrasse dans une puissante fécondité de sens.
https://livre.fnac.com/a16033478/Jean-Francois-Rouzieres-D-un-fils-d-alligator-et-d-une-fille-d-esclave
Lire aussi
Commentaires