À la différence des artistes dont les œuvres continuent d'exister longtemps après leur mort, les athlètes connaissent un sort bien moins favorable à la postérité. Une fois que la vieillesse a diminué leurs forces, le souvenir de leurs exploits s’estompe et leurs records, dépassés par d’autres, désertent peu à peu le champ de la mémoire collective. Le sport s’incarne exclusivement dans le présent. Si le Nosferatu de Murnau (1922) n’a rien perdu de sa puissance évocatrice un siècle après sa sortie, les matchs et les compétitions sont périmés sitôt les résultats proclamés. Le sport s’expérimente de façon immédiate, le public vibrant au diapason des athlètes en action. Lorsqu’on connaît par avance l’ordre d’arrivée de la course, le spectacle de cette dernière se voit privé de la majeure partie de sa saveur.
S’il fut l’un des nageurs les plus titrés de France au début des années 1940, qui se souvient aujourd'hui d’Alfred Nakache? Son nom orne encore quelques piscines à Toulouse, Nancy ou Montpellier, mais son parcours se perd dans les eaux sombres de l’oubli.
De Constantine aux camps de la mort
Plutôt que d’adopter une docile progression chronologique, le journaliste et romancier Renaud Leblond fait le pari d’un va-et-vient dans le temps, les épisodes dans le camp d’Auschwitz s’intercalant avec ceux retraçant la jeunesse algérienne d’Alfred Nakache puis son installation en France. La carrière du nageur a bien failli être une occasion manquée, lui qui, enfant, détestait l’eau: «Alfred a treize ans et la mer l’effraie, tout comme les bassins, même les moins profonds. Il ne sait pas d’où vient cette phobie. Assis au bord de la piscine, il se cramponne au petit escalier d’acier qui plonge dans l’eau bleue. C’est à peine s’il parvient à immerger ses pieds.» Fils du directeur du mont-de-piété de Constantine, Alfred grandit dans une famille juive dans laquelle la religion occupe une grande place.
L’antisémitisme est fort en Algérie à cette période et en 1928, un attentat à la bombe dans un marché de Constantine fait trois morts et de nombreux blessés. Cet antisémitisme meurtrier, Alfred le connaîtra une nouvelle fois, lorsqu’il aura emménagé de l’autre côté de la Méditerranée, à Paris puis Toulouse, où il collectionne les records et les médailles. Conduit à Drancy en janvier 1944, un officier lui explique que compte tenu de son brillant palmarès, il lui offre la possibilité de retourner chez lui, mais que cette exception ne peut malheureusement s’appliquer à sa femme ni à sa fille. Alfred refuse d’abandonner sa famille et tous les trois sont déportés à Auschwitz par le Convoi 66. Pour raconter le voyage et les sinistres conditions de détention en Silésie, Renaud Leblond s’est appuyé sur des lettres et des témoignages authentiques de rescapés tels que Léon Lehrer ou Gérard Avran. Il en ressort un récit aussi documenté que glaçant.
Divertir pour survivre
La célébrité d’Alfred Nakache est tout à la fois sa planche de salut et sa malédiction. Tout comme le boxeur Victor Perez ou le peintre et futur cinéaste Willy Holt, il bénéficie d’un régime de faveur dans le camp. Affecté à l’infirmerie centrale, au service du professeur Waitz, il échappe ainsi à la mort et aux travaux les plus pénibles. Cependant, les gardiens ne se privent pas de l’humilier en lui lançant des défis dans les bassins du camp, qui sont d’immenses réservoirs servant à lutter contre les incendies. Un jour, un officier jette un poignard dans l’eau saumâtre et lui ordonne de le remonter entre ses dents. À l’image des malheureux prisonniers des zoos humains du début du siècle, le champion s’exécute: «Il n’a pas d’autre choix que de leur offrir ce plaisir sadique. Il est comme tous les détenus du camp. À leur merci. Esclave de leur volonté destructrice. Et encore, il a la chance d’avoir des titres, des médailles, une reconnaissance internationale qui le rend moins transparent, moins vulnérable.»
Tout à la fois immersion documentaire dans le quotidien d’un athlète de haut niveau et évocation des camps de la mort, Le Nageur d’Auschwitz est un roman que l’on a du mal à lâcher. Conjuguant avec brio, petite et grande histoire, Renaud Leblond rend à Alfred Nakache, champion méconnu, un hommage amplement mérité.
Le Nageur d’Auschwitz de Renaud Leblond, éditions de l’Archipel, 2022, 237 p.
Par Jean-Philippe Guirado
Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
S’il fut l’un des nageurs les plus titrés de France au début des années 1940, qui se souvient aujourd'hui d’Alfred Nakache? Son nom orne encore quelques piscines à Toulouse, Nancy ou Montpellier, mais son parcours se perd dans les eaux sombres de l’oubli.
De Constantine aux camps de la mort
Plutôt que d’adopter une docile progression chronologique, le journaliste et romancier Renaud Leblond fait le pari d’un va-et-vient dans le temps, les épisodes dans le camp d’Auschwitz s’intercalant avec ceux retraçant la jeunesse algérienne d’Alfred Nakache puis son installation en France. La carrière du nageur a bien failli être une occasion manquée, lui qui, enfant, détestait l’eau: «Alfred a treize ans et la mer l’effraie, tout comme les bassins, même les moins profonds. Il ne sait pas d’où vient cette phobie. Assis au bord de la piscine, il se cramponne au petit escalier d’acier qui plonge dans l’eau bleue. C’est à peine s’il parvient à immerger ses pieds.» Fils du directeur du mont-de-piété de Constantine, Alfred grandit dans une famille juive dans laquelle la religion occupe une grande place.
L’antisémitisme est fort en Algérie à cette période et en 1928, un attentat à la bombe dans un marché de Constantine fait trois morts et de nombreux blessés. Cet antisémitisme meurtrier, Alfred le connaîtra une nouvelle fois, lorsqu’il aura emménagé de l’autre côté de la Méditerranée, à Paris puis Toulouse, où il collectionne les records et les médailles. Conduit à Drancy en janvier 1944, un officier lui explique que compte tenu de son brillant palmarès, il lui offre la possibilité de retourner chez lui, mais que cette exception ne peut malheureusement s’appliquer à sa femme ni à sa fille. Alfred refuse d’abandonner sa famille et tous les trois sont déportés à Auschwitz par le Convoi 66. Pour raconter le voyage et les sinistres conditions de détention en Silésie, Renaud Leblond s’est appuyé sur des lettres et des témoignages authentiques de rescapés tels que Léon Lehrer ou Gérard Avran. Il en ressort un récit aussi documenté que glaçant.
Divertir pour survivre
La célébrité d’Alfred Nakache est tout à la fois sa planche de salut et sa malédiction. Tout comme le boxeur Victor Perez ou le peintre et futur cinéaste Willy Holt, il bénéficie d’un régime de faveur dans le camp. Affecté à l’infirmerie centrale, au service du professeur Waitz, il échappe ainsi à la mort et aux travaux les plus pénibles. Cependant, les gardiens ne se privent pas de l’humilier en lui lançant des défis dans les bassins du camp, qui sont d’immenses réservoirs servant à lutter contre les incendies. Un jour, un officier jette un poignard dans l’eau saumâtre et lui ordonne de le remonter entre ses dents. À l’image des malheureux prisonniers des zoos humains du début du siècle, le champion s’exécute: «Il n’a pas d’autre choix que de leur offrir ce plaisir sadique. Il est comme tous les détenus du camp. À leur merci. Esclave de leur volonté destructrice. Et encore, il a la chance d’avoir des titres, des médailles, une reconnaissance internationale qui le rend moins transparent, moins vulnérable.»
Tout à la fois immersion documentaire dans le quotidien d’un athlète de haut niveau et évocation des camps de la mort, Le Nageur d’Auschwitz est un roman que l’on a du mal à lâcher. Conjuguant avec brio, petite et grande histoire, Renaud Leblond rend à Alfred Nakache, champion méconnu, un hommage amplement mérité.
Le Nageur d’Auschwitz de Renaud Leblond, éditions de l’Archipel, 2022, 237 p.
Par Jean-Philippe Guirado
Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
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