L’accord de Doha, ou la consécration du blocage politique
Le jeudi 23 juin, les 128 députés du Parlement libanais sont invités au Palais présidentiel pour les consultations parlementaires contraignantes qui doivent déboucher sur la désignation d'un(e) citoyen(ne) de confession sunnite dont la mission est de former le prochain gouvernement, le dernier normalement du mandat du président Michel Aoun.

Or depuis 2009, les gouvernements prennent des mois à être formés et les cabinets sortants expédient les affaires courantes pendant trois à treize mois. Pour le député et ancien ministre Marwan Hamadé contacté par Ici Beyrouth, c’est "la politique du blocage qui est systématique de la part du Hezbollah depuis le départ des Syriens [en 2005] à travers les assassinats politiques, le sit-in au centre-ville entre 2006 et 2008, la fermeture de la Chambre par Nabih Berry, etc.".

Ces mois de latence et de vide institutionnel sont dus aux différents blocages politiques, devenus pratique courante et qui ont fini par être consacrés sur papier par l’accord de Doha en mai 2008.

L’accord de Doha a consacré la paralysie de la vie politique libanaise qui se veut consociative. En mai 2008, suite à l’occupation militaire de Beyrouth par le Hezbollah, qui s’opposait à des décisions souveraines et exécutives du gouvernement de Fouad Siniora, alors que la milice pro-iranienne et Michel Aoun empêchaient la tenue d’élections présidentielles, le Qatar a engagé une médiation pour une sortie de crise de nature à permettre à toutes les forces politiques de sauver la face. La proposition qatarie a fait l’objet d’un accord qui a depuis pris le nom d’accord de Doha.

Selon le texte signé le 23 mai 2008, les acteurs libanais s’engagent à former "un gouvernement d'union nationale de 30 ministres, 16 ministres pour la majorité, 11 pour l'opposition et 3 pour le président de la République". Parallèlement, les parties en présence "s’engagent en vertu de cet accord à ne pas démissionner ou entraver le travail du gouvernement". Six semaines plus tard, Fouad Siniora est reconduit à la tête d’un cabinet d’union nationale. Celui-ci est composé de trente ministres: quinze ministres pour le 14 Mars, dix pour l'opposition du 8 Mars et cinq censés représenter le chef de l'État Michel Sleiman, ce qui revient à dire que le 14 Mars, qui représentait à l’époque la majorité, n’était pas majoritaire au gouvernement. Parallèlement, l’opposition ne détenait pas la minorité de blocage. La majorité et la minorité de blocage étaient en fait tributaire du vote des cinq ministres considérés comme faisant partie du lot du président de la République.

Le gouvernement précédent, issu des résultats des élections parlementaires de 2005, représentait toutes les factions politiques, à l’exception du Courant patriotique libre (CPL, aouniste), mais attribuait une majorité à la coalition du 14 Mars qui avait remporté une majorité de sièges du Parlement.

Le texte de Doha précise également que "les parties s’engagent à ne pas recourir aux armes ou à la violence dans les différends qui peuvent survenir en toutes circonstances", à " limiter à l’État l’exercice de l’autorité policière et militaire sur les Libanais et les résidents" et à "appliquer la loi et respecter la souveraineté de l’État dans toutes les régions libanaises". Évidemment, ce monopole de la violence légitime n’a toujours pas été mis en application et les armes illégales et les hors-la-loi pullulent toujours, 14 ans plus tard.

Au fil du temps, il est apparu parfaitement que l’accord de Doha n’a au final servi qu’à consacrer une formule consensuelle dont le Hezbollah s’est servi afin de contraindre ses adversaires à négocier avec lui jusqu’à leur imposer sa volonté.

En d’autres termes, le parti chiite et ses alliés, minorité d’opposition qui ne rassemblait que 57 députés à l’époque, a empêché la majorité et les institutions de l'État d’exercer la souveraineté par une occupation militaire et a conservé ses armes qu’il peut toujours utiliser pour menacer et bloquer toute décision. La coalition du 8 Mars, menée par la formation pro-iranienne, a également obtenu un tiers de blocage et plusieurs membres du 14 Mars ont depuis préféré faire preuve de conciliation et négocier avec le Hezbollah armé plutôt que de lui faire face.


En 2009, au lendemain des élections législatives qui a reconduit la même majorité parlementaire de la coalition du 14 Mars, le nouveau Premier ministre Saad Hariri décide de continuer à appliquer l’accord de Doha et forme également un Conseil des ministres d’union nationale, alors que rien ne l’y obligeait. Le "package-deal" au Qatar n’était qu’un accord temporaire entre politiciens et n’avait rien de constitutionnel pour qu’il soit inscrit dans la durée et devienne coutume ou usage. Or le traumatisme du 7 mai, parallèlement à un réchauffement des relations entre Riyad et Damas, a poussé le chef du Courant du Futur à être pragmatique et à faire des compromis avec le Hezbollah. La formule 15-10-5 a alors été adoptée de manière à ne pas donner clairement le tiers de blocage à la minorité.

Mais le "coup d’État des chemises noires" en janvier 2011 – démission d’un tiers + un des ministres relevant de la part ministérielle du président Sleiman, alors que le Premier ministre était dans le bureau ovale de la Maison Blanche – plus quelques jours plus tard un rassemblement de partisans du tandem Amal-Hezbollah a une nouvelle fois prouvé aux Libanais que le parti pro-iranien utilise tous les moyens à sa disposition pour bloquer les décisions exécutives qui vont à son encontre, dirigeant de facto le pays, index menaçant du Sayed à l’appui.

En mars 2013, alors que le Hezbollah et ses alliés étaient majoritaires au sein du Conseil des ministres, le Premier ministre de l’époque Nagib Mikati jetait l’éponge alors que le camp du 8 Mars bloquait les nominations du comité de supervision des législatives (prévues pour mai 2013), ainsi que la prorogation du mandat du général Achraf Rifi, dernier rempart anti-Hezbollah à la tête des Forces de sécurité intérieure, quelques mois après l’assassinat du patron des services de renseignement des FSI, Wissam el-Hassan.

En février 2014, 330 jours après avoir été nommé à la quasi unanimité au terme des consultations parlementaires, Tamam Salam réussit à former un gouvernement d’union nationale, se pliant aux désidératas de la formation armée qui imposait dans la déclaration ministérielle la formule "armée-peuple-résistance" et rejetait la déclaration de Baabda, entérinée deux ans auparavant. "Une union nationale avec le revolver sur la tempe", selon l’ancien ministre Marwan Hamadé.

À l’automne 2016, après plus de deux ans de blocage présidentiel par le Hezbollah et le CPL pour faire élire Michel Aoun, le parti chiite poursuit son blocage institutionnel en mettant des bâtons dans les roues de Saad Hariri tout juste revenu de son exil forcé. Hormis la tentative d’obtenir le tiers de blocage au sein du Cabinet, le Hezbollah – par l’intermédiaire de Nabih Berry pour ne pas apparaître comme un obstacle au début du mandat présidentiel de son allié chrétien –  oppose plusieurs vétos à Saad Hariri et Michel Aoun concernant la participation des Forces libanaises. Le tandem Amal-Hezbollah réclame par ailleurs que le ministère des Finances reste entre les mains d’un chiite – appartenant à leur camp évidemment –  créant un nouvel usage constitutionnel en leur faveur.

Le blocage gouvernemental réapparaît après les législatives de 2018 et la formation du troisième gouvernement de Saad Hariri. Dans l’esprit de compromis et de consensus, le chef du Courant du Futur forme un cabinet représentatif des forces en présence au Parlement, avec un tiers de blocage aux mains du Parti socialiste progressiste, des Forces libanaises et du Courant du Futur. Le Hezbollah opère un nouveau forcing en imposant que le groupe des députés sunnites de la Moumanaa obtienne un ministre. Son secrétaire général Hassan Nasrallah avait même affirmé dans un discours télévisé son refus de donner les noms de ses ministres dans le cas où ses alliés n’étaient pas au gouvernement.

Les blocages institutionnels de la part du Hezbollah ne se manifestent pas uniquement au niveau de la mise en place des institutions, mais aussi quand le statu quo en sa faveur est à risque: le 27 octobre 2019, alors que Saad Hariri se préparait à démissionner, les "chemises noires" du tandem Amal-Hezbollah faisaient leur retour dans la rue et attaquaient les manifestants présents dans le secteur du Ring et Place des Martyrs. Depuis la fin de l’année 2019, marqué par le soulèvement populaire, le Hezbollah exige d’être au gouvernement, refusant les cabinets de technocrates, et demande un Premier ministre qui le légitimerait et le défendrait face à la communauté internationale.

En d’autres termes, la politique de blocage, entamée avec le départ des troupes syriennes par leur remplaçant pro-iranien, puis officialisée par l’accord de Doha et renforcée par des usages constitutionnels inventés n’ont fait que démanteler le pouvoir exécutif et la Constitution, transformant le Conseil des ministres en un organe de non-décision qui ne peut rien faire sans l’aval du Hezbollah, par intérêt ou par peur des "chemises noires".

Quid du futur gouvernement? Depuis le 22 mai 2022, avec le début du mandat du nouveau Parlement, le gouvernement de Nagib Mikati est démissionnaire d’office. Le mandat de Michel Aoun se termine normalement le 31 octobre 2022. Est-ce qu’un gouvernement sera formé d’ici là? Selon Marwan Hamadé, "rien ne sera fait avant la fin du mandat présidentiel. Ces quatre prochains mois sont des mois d’échéances qui seront très difficiles".
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