Au Koweït, le tumulte politique n'en finit pas
©Seul véritable régime parlementaire de la région, le Koweït est fréquemment marqué par les conflits entre l'exécutif et le législatif, issus du manque total de confiance entre les deux institutions. (Yasser Al-Zayyat-AFP)
Après deux mois de paralysie politique et deux ans durant lesquels se sont succédé les gouvernements sans parvenir à mettre fin à la crise, le prince héritier du Koweït a annoncé jeudi la dissolution du Parlement et l'organisation d'élections législatives anticipées. Il s'agit d'une constante dans le pays, marqué par les conflits entre pouvoir exécutif et législatif, alors que le pays repose sur un équilibre délicat entre respect des principes démocratiques et maintien du contrôle royal sur les affaires publiques. 

Le premier ministre koweïtien, Sabah Khaled al-Sabah, a démissionné en avril dernier alors que l'Assemblée Nationale s'apprêtait à enquêter sur des accusations de corruption le visant. (AFP)

Après deux mois de blocage total des institutions, le prince héritier du Koweït, cheikh Mechaal al-Ahmad al-Jaber Al-Sabah, a annoncé au nom de l’Emir Nawaf Al-Ahmad Al-Jaber Al-Sabah la dissolution de l’Assemblée Nationale et la tenue d’élections législatives anticipées dans les prochains mois. Il a justifié cette décision comme étant le seul moyen de « corriger la trajectoire politique du pays » et « élire une Assemblée qui puisse assumer une grande responsabilité dans le maintien de la stabilité de l’État ».

Le pays était, en effet, plongé dans la paralysie politique suite à la démission du gouvernement dirigé par le Premier ministre Sabah Khaled al-Sabah en avril dernier. Celui-ci s’était retiré alors que les députés étaient sur le point de l’interroger sur des affaires de corruption l'impliquant en vue de lui retirer la confiance, l’accusant de « pratiques inconstitutionnelles ».

Dès lors, la tension est montée entre l’exécutif, incarné par la famille royale, et le Parlement, qui a protesté à de multiples reprises contre la suspension des sessions législatives et l’absence de gouvernement. Manifestations et sit-in, avec la présence de plusieurs députés, se sont multipliés dans la capitale depuis fin mai pour réclamer un retour de la vie parlementaire.

Au pied du mur, l’émir a dû trancher entre plusieurs choix pour mettre fin à ce véritable bras-de-fer: nommer un nouveau Premier ministre ou reconduire le sortant, dissoudre l’Assemblée, et réformer ou non la loi électorale pour satisfaire l’opposition. C’est la seconde option qui a été retenue, un classique dans le pays habitué aux blocages politiques et aux élections anticipées. Il s’agissait, en effet, du quatrième gouvernement en deux ans, tandis que l’Assemblée actuelle a été élue en 2020.
Entre dysfonctionnements et contradictions

L'émir Nawaf Al-Ahmad Al-Jaber Al-Sabah conserve de larges prérogatives dans le système politique koweïtien, notamment le pouvoir de nommer ou de révoquer le gouvernement, ou de dissoudre le parlement. (AFP)

Basé sur la coopération entre le pouvoir exécutif et législatif, le système politique koweïtien est en réalité un champ de bataille entre la famille royale et l’opposition. La dynastie Al-Sabah est ainsi porteuse d’une vision conservatrice, patrimoniale et autoritaire du pouvoir, tandis que les forces de l’opposition soutiennent l’instauration d’un « régime parlementaire complet », avec séparation des pouvoirs et gouvernement élu et responsable devant l’Assemblée.

Une véritable contradiction qui se répercute dans le fonctionnement institutionnel du pays. Le Koweït constitue à cet égard une exception dans la région, et a longtemps été applaudi pour son modèle conciliant principes démocratiques et prérogatives royales. Premier pays du Golfe à instaurer un régime parlementaire en 1962, les députés sont élus pour un mandat de quatre ans, tandis que les femmes ont le droit de vote et de concourir aux élections depuis 2005.

En comparaison avec les pays voisins, l’Assemblée koweïtienne possède de larges prérogatives: motion de censure contre les ministres, vote et proposition des lois, possibilités étendues d’enquête et d’interrogation sur les activités de l’exécutif, ou encore approbation de la nomination du nouvel émir et du prince héritier. Dans le même temps, le gouvernement reste nommé et responsable devant le chef de l’État, qui peut dissoudre le Parlement ou le suspendre pour une durée de deux mois.


Une confusion des genres qui provoque dysfonctionnements et conflits au sein du pouvoir. Selon l’exécutif, l’Assemblée est responsable du blocage du développement national et du retard pris dans le vote de nouvelles législations. Selon le législatif, c’est le gouvernement qui refuse de se prêter au jeu institutionnel et de laisser l’Assemblée jouer son rôle de contre-pouvoir. Des accusations qui montrent le déficit de confiance entre les deux institutions et l’absence de coopération qui mine le pays depuis des années.
L’Assemblée, espace de règlement des comptes

Les blocages politiques suivis de dissolutions du Parlement constituent la norme plutôt qu'une exception au Koweït, connu pour sa vie politique tumultueuse. (AFP)

Dans ce chaos institutionnel, les règlements de compte sont légion, entre opposition et famille royale, mais aussi entre les différents clans de la dynastie Al-Sabah qui influencent l’Assemblée lorsque le Premier ministre (qui fait partie de la branche familiale régnante) n’est pas des leurs.

La fonction principale du Parlement koweïtien a été ces dernières années de forcer l’exécutif à rendre des comptes, et d’enquêter sur les accusations de corruption à son encontre. En juin 2011, le Premier ministre, Cheikh Nasser al Mohammad, avait démissionné pour éviter une interrogation parlementaire visant diverses irrégularités dans sa gestion des affaires publiques. De même, en 2014, le Premier ministre Jaber al Moubarak al Sabah avait fait face à une demande d’audition pour corruption. Signe de la méfiance généralisée, ces responsables politiques, y compris le Premier ministre actuel, ont préféré démissionner plutôt que de faire face à une procédure publique.

La dissolution de l’Assemblée constitue la norme plutôt que l’exception: deux fois en 2012, puis en 2013, puis en 2016, toujours en raison du blocage de la prise de décision ou d’une opposition trop virulente de la part de l’Assemblée. La dernière dissolution, en 2016, avait été émise à cause de « la situation régionale volatile et de préoccupations sécuritaires », alors qu’elle venait en réalité acter une longue période de conflit entre l’exécutif et le Parlement sur les politiques économiques.
Une crise qui menace la stabilité économique et les libertés fondamentales

L'opposition occupait 24 sièges sur 50 dans le parlement dissous. Elle a mené une farouche résistance aux quatre gouvernements qui se sont succédé lors de sa législature, entre 2020 et 2022. (AFP)

En effet, le pays fait face à une crise budgétaire considérable, bien qu’allégée avec la récente montée des prix du pétrole, et n’a pas réussi à se financer sur les marchés internationaux depuis 2017. Face à cette situation, le gouvernement a opté pour une politique d’austérité et une réforme du régime de subventions et d’avantages octroyés aux citoyens koweïtiens. Là aussi, le torchon brûle, le parlement estimant que cette situation dérive de la mauvaise gestion et de la corruption qui a empêché le pays de profiter de sa rente pétrolière. Le gouvernement, lui, affirme que ces réformes sont essentielles pour redresser l’économie du pays.

Cette sempiternelle dispute ne fait que reporter, de dissolution en dissolution, une solution durable pouvant mettre fin à la crise politique. Le pays semble piégé dans un cercle vicieux composé de périodes d’accalmie, puis de blocage, avant d'aboutir à une dissolution du Parlement et la reprise en main autoritaire des institutions par la famille régnante.

À la suite de la dissolution du Parlement, le ministère de l’Information a annoncé le retrait des licences de 90 sites d’informations et des poursuites judiciaires contre 73 autres médias, pour « publication de fausses nouvelles ».  Cette conflictualité fragilise « la perle du Golfe », renommée pour son système politique libéral: le pays a décroché de 53 places dans le Classement mondial de la liberté de la presse, atteignant la 158e place (derrière le Qatar et les Émirats Arabes-Unis) en 2022.
Commentaires
  • Aucun commentaire