Dans Un roman français (Grasset, 2009, Prix Renaudot), Frédéric Beigbeder expliquait qu’il ne se souvenait pas de son enfance, de manière peut-être même volontaire en raison d’une «allergie à la vie de famille».
«S’intéresser à son enfance était un truc de gâteux ou de lâche. À force de croire qu’il était possible de se débarrasser de son passé, j’ai vraiment cru que j’y étais parvenu. Jusqu’à aujourd’hui.»
Plus de dix ans après, pour la suite de son Roman français, l’écrivain évoque une sorte de résidence d’artiste passée à la Pointe du Cap Ferret, dans une cabane appartenant à un ami, Benoît. Ce riche original construit face à la montée des eaux, depuis des années, une digue pour retarder l’engloutissement inexorable de ce bout de terre paradisiaque.
«Victime de ce que Paul Valéry nomme “l’engourdissement familial”, je croyais nécessaire de m’éloigner du bonheur pour travailler.»
Pourtant, le but de cet exil volontaire, au moment même où le monde se confinait de manière autoritaire et répétitive, n’est pas un caprice, mais le moyen d’une introspection altruiste.
Il y a dans le fond la comparaison évidente entre ce barrage que construit Benoît et l’époque que nous vivons.
«L’histoire de Benoît est la nôtre.
Nous avons voulu dominer la nature et jusqu’ici les barrières artificielles ont tenu.
Un jour tout va s’écrouler, pourtant chaque matin nous nous réveillons étonnés: la dune est toujours là.
Chaque matin est une victoire provisoire.
Chaque nuit nous affrontons notre destin.»
Mais il y a surtout et avant tout dans ce texte de Frédéric Beigbeder, le récit de souvenirs formant une magnifique déclaration d’amour à la famille et aux proches qui lui ont permis de dérouler une belle vie.
«Je me crois mélancolique alors que je ne suis que nostalgique.»
Par d’incessants allers-retours entre les années 70,1985 et nos jours, le narrateur raconte son enfance heureuse, ses premiers émois, le divorce «impeccable» de ses parents, leur isolement, les maladies, ses folies, ses femmes, sa propre paternité. C’est émouvant, jamais larmoyant, et forcément – férocement – drôle, bien sûr…
«Mes parents ont désormais la même existence que mon chien stérilisé.
Ils vivent seuls, parfaitement autonomes.
Ils ne se sont jamais remariés et n’ont pas refait d’enfants.
Le résultat des seventies est leur solitude parfaite.
Cela fait quarante ans qu’ils divorcent l’un de l’autre.
Ma mère a quitté mon père pour un homme mort depuis longtemps.
La libération des années 1960, vue de 2020, on a envie de dire: tout ça pour ça?
Deux octogénaires abandonnés dans leurs petits appartements.
Mes parents croient qu’ils ont cinquante ans, moi que j’en ai vingt: personne dans ma famille n’admet son âge, tout le monde s’enlève trente ans.»
La présente recension respecte dans les citations du livre Un barrage contre l’Atlantique l’étonnant effet de style proposé par Frédéric Beigbeder qui saute deux lignes entre une phrase et la suivante. Elles deviennent des aphorismes, mais restent liées aux suivantes dans le souhait d’une narration cohérente et continue.
Le procédé est troublant, voire agaçant, comme le reconnaît lui-même l’auteur, mais finalement devient vite entraînant pour le lecteur.
«Il peut arriver que le blanc qui entoure la phrase devienne plus beau que celle-ci: je n’ai pas dit que mon expérience était sans danger.
Chaque phrase doit donner envie de lire la phrase suivante, mais exister de façon autonome.»
L’écart se réduit après chaque chapitre (chaque «livre» du roman), l’auteur ne prend plus qu’un interligne, puis aucune séparation, jusqu’à arriver aux dernières pages avec un bloc dense de mots et de phrases d’affilée.
La digue et l’océan sont décrits dans ces très belles lignes finales, mais c’est évidemment bien plus que cela qui transparaît du texte.
«Les crépuscules se suivent et ne se ressemblent jamais. Il faut marcher droit vers les vagues sans jamais ralentir pour ne pas perdre la face.»
Par sa forme singulière, le rythme de la narration s’accélère ainsi: on passe de phrases balancées lentement, de manière nonchalante et adolescente dans les premières pages, à l’envie plus urgente et plus adulte de tout exprimer le plus rapidement possible sur la fin, comme si nous comprenons que nous manquons de temps, qu’il faut dire ce que l’on a dans le cœur, déclarer «je t’aime» à ses proches, sans prendre sa respiration, car le temps nous est compté, comme face à la montée des eaux ou à une vie qui passe trop vite.
Un roman français, Volume 2, Un barrage contre l’Atlantique de Frédéric Beigbeder, Grasset, 2022, 263 p.
Par Olivier Amiel
Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
«S’intéresser à son enfance était un truc de gâteux ou de lâche. À force de croire qu’il était possible de se débarrasser de son passé, j’ai vraiment cru que j’y étais parvenu. Jusqu’à aujourd’hui.»
Plus de dix ans après, pour la suite de son Roman français, l’écrivain évoque une sorte de résidence d’artiste passée à la Pointe du Cap Ferret, dans une cabane appartenant à un ami, Benoît. Ce riche original construit face à la montée des eaux, depuis des années, une digue pour retarder l’engloutissement inexorable de ce bout de terre paradisiaque.
«Victime de ce que Paul Valéry nomme “l’engourdissement familial”, je croyais nécessaire de m’éloigner du bonheur pour travailler.»
Pourtant, le but de cet exil volontaire, au moment même où le monde se confinait de manière autoritaire et répétitive, n’est pas un caprice, mais le moyen d’une introspection altruiste.
Il y a dans le fond la comparaison évidente entre ce barrage que construit Benoît et l’époque que nous vivons.
«L’histoire de Benoît est la nôtre.
Nous avons voulu dominer la nature et jusqu’ici les barrières artificielles ont tenu.
Un jour tout va s’écrouler, pourtant chaque matin nous nous réveillons étonnés: la dune est toujours là.
Chaque matin est une victoire provisoire.
Chaque nuit nous affrontons notre destin.»
Mais il y a surtout et avant tout dans ce texte de Frédéric Beigbeder, le récit de souvenirs formant une magnifique déclaration d’amour à la famille et aux proches qui lui ont permis de dérouler une belle vie.
«Je me crois mélancolique alors que je ne suis que nostalgique.»
Par d’incessants allers-retours entre les années 70,1985 et nos jours, le narrateur raconte son enfance heureuse, ses premiers émois, le divorce «impeccable» de ses parents, leur isolement, les maladies, ses folies, ses femmes, sa propre paternité. C’est émouvant, jamais larmoyant, et forcément – férocement – drôle, bien sûr…
«Mes parents ont désormais la même existence que mon chien stérilisé.
Ils vivent seuls, parfaitement autonomes.
Ils ne se sont jamais remariés et n’ont pas refait d’enfants.
Le résultat des seventies est leur solitude parfaite.
Cela fait quarante ans qu’ils divorcent l’un de l’autre.
Ma mère a quitté mon père pour un homme mort depuis longtemps.
La libération des années 1960, vue de 2020, on a envie de dire: tout ça pour ça?
Deux octogénaires abandonnés dans leurs petits appartements.
Mes parents croient qu’ils ont cinquante ans, moi que j’en ai vingt: personne dans ma famille n’admet son âge, tout le monde s’enlève trente ans.»
La présente recension respecte dans les citations du livre Un barrage contre l’Atlantique l’étonnant effet de style proposé par Frédéric Beigbeder qui saute deux lignes entre une phrase et la suivante. Elles deviennent des aphorismes, mais restent liées aux suivantes dans le souhait d’une narration cohérente et continue.
Le procédé est troublant, voire agaçant, comme le reconnaît lui-même l’auteur, mais finalement devient vite entraînant pour le lecteur.
«Il peut arriver que le blanc qui entoure la phrase devienne plus beau que celle-ci: je n’ai pas dit que mon expérience était sans danger.
Chaque phrase doit donner envie de lire la phrase suivante, mais exister de façon autonome.»
L’écart se réduit après chaque chapitre (chaque «livre» du roman), l’auteur ne prend plus qu’un interligne, puis aucune séparation, jusqu’à arriver aux dernières pages avec un bloc dense de mots et de phrases d’affilée.
La digue et l’océan sont décrits dans ces très belles lignes finales, mais c’est évidemment bien plus que cela qui transparaît du texte.
«Les crépuscules se suivent et ne se ressemblent jamais. Il faut marcher droit vers les vagues sans jamais ralentir pour ne pas perdre la face.»
Par sa forme singulière, le rythme de la narration s’accélère ainsi: on passe de phrases balancées lentement, de manière nonchalante et adolescente dans les premières pages, à l’envie plus urgente et plus adulte de tout exprimer le plus rapidement possible sur la fin, comme si nous comprenons que nous manquons de temps, qu’il faut dire ce que l’on a dans le cœur, déclarer «je t’aime» à ses proches, sans prendre sa respiration, car le temps nous est compté, comme face à la montée des eaux ou à une vie qui passe trop vite.
Un roman français, Volume 2, Un barrage contre l’Atlantique de Frédéric Beigbeder, Grasset, 2022, 263 p.
Par Olivier Amiel
Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
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