Interview: David Hury, entre Liban, France... et Algérie
Encensé par la critique francophone, le roman de David Hury, Mustapha s’en va-t-en guerre, paru lors de la dernière rentrée littéraire aux éditions Riveneuve, revient sur trois décennies de l’histoire française et maghrébine, entre la colonisation, la collaboration durant la Seconde Guerre mondiale et le combat pour l’indépendance de l’Algérie. Ici Beyrouth s’est entretenu avec l’auteur de sept ouvrages graphiques et littéraires, correspondant de divers médias au Liban pendant 18 ans.

Après 20 ans de journalisme, qu’aborde ce premier roman?

Je suis tombé un peu par hasard sur le personnage de Mustapha, quand je me suis installé en France en 2015 après dix-huit années passées au Liban. Avant de me réinstaller à Paris, j’ai passé plusieurs mois en Normandie, dans le village d’origine de la famille de mon père. J’étais en train d’achever l’écriture du roman illustré Pentes douces – qui aborde l’élimination des communistes libanais par le Hezbollah dans les années 80 – quand j’ai pris le temps de m’intéresser à mon histoire familiale. Là, j’ai «rencontré» un personnage étonnant, un Marocain décédé en 2001, que j’avais connu pendant mon enfance sous le nom de Gustave.

Les premières informations que j’ai eues entre les mains étaient simples: Gustave s’appelait en réalité Mustapha mais avait gardé dans la vie quotidienne son pseudo hérité du réseau de Résistance Béarn, puis avait participé, à Paris, à la Guerre d’Algérie aux côtés du FLN. Un vrai personnage de roman! A partir de là, j’ai commencé une enquête journalistique, qui a duré plus de deux ans, pour reconstituer le parcours de cet homme, à travers les archives de l’armée et de la police, les archives des journaux et de nombreux témoignages. J’ai accumulé quantité d’informations que j’ai essayé de recouper. Ces recherches m’ont amené à creuser des sujets que je connaissais finalement très peu, comme la colonisation française de l’Afrique du Nord, les réseaux de Résistance durant l’occupation allemande, et la Guerre d’Algérie. Le squelette de l’histoire est né de cette manière.

Pourquoi était-ce important de passer à la littérature pour parler de ce sujet 

Il m’est apparu très vite que je ne pourrais pas écrire une biographie de la vie de cet homme. Le roman s’est donc imposé à moi. J’ai néanmoins tenu à rester fidèle à cette réalité que j’ai reconstituée; 90% de ce que je raconte est vrai dans le roman Mustapha s’en va-t-en guerre. Comme on dit, c’est un roman «inspiré de faits réels». Il y a des passages totalement fictifs également, mais qui restent plausibles, comme le chapitre dédié à l’Exposition coloniale de juillet 1931.

Ensuite, le roman permet une mise en forme libre de l’histoire, dans la narration ou les dialogues: j’ai déconstruit la linéarité chronologique; je commence par 1961, puis je passe à 1929, puis à 1944, je fais des allers-retours dans le temps pour montrer toutes les facettes de cet homme, ses failles et ses forces. C’était un procédé très exaltant.

Comment décririez-vous le rapport de la France avec le Maghreb (et par extension le monde et la culture arabe)?

Le sujet est complexe, mais je peux affirmer une chose, à la lumière de l’histoire de Mustapha qui a connu la colonisation et la décolonisation de l’Afrique du Nord: il reste aujourd’hui un sentiment paternaliste français à l’égard des anciennes colonies et des anciens protectorats. Politiquement du moins.


Sur le plan culturel, l’ouverture et le partage sont beaucoup plus intéressants, cela va dans les deux sens; la France se nourrit du Maghreb et du Levant, et inversement. Les échanges et les mélanges culturels, littéraires ou cinématographiques, par exemple, devraient être une source d’inspiration pour la politique. Malheureusement, la diplomatie française voit trop souvent les «coopérations culturelles» comme de simples éléments d’influence. Je l’ai longtemps vu au Liban par exemple. Et maintenant, elle est imitée par la Russie.

Pensez-vous que la France a toujours un problème avec son passé?

Oh oui, et c’était d’ailleurs l’une des ambitions du roman Mustapha s’en va-t-en guerre qui est d’une singulière actualité: montrer que les choses n’ont pas diamétralement changé et que les vieux démons sont toujours là. La campagne électorale présidentielle française l’a montré avec l’essor éphémère d’un Eric Zemmour et de ses thèses nauséabondes, parfois négationnistes. L’arrivée en juin de 89 députés de l’ex-Front national également, dont le doyen des parlementaires – José Gonzales (RN) – qui continue de dire ouvertement que les agissements de l’OAS durant la Guerre d’Algérie ne sont pas des crimes. C’est effarant.

L’Etat français a un mal fou à reconnaître ses crimes passés. Il y a eu de timides avancées, comme la reconnaissance par Jacques Chirac, en 1995, de la responsabilité et de la participation de l’Etat français dans la déportation des juifs durant la Seconde Guerre mondiale, ou les propos d’Emmanuel Macron, estimant que la colonisation était un crime contre l’humanité, propos tenus en février 2017 alors qu’il n’était pas encore président, ce qui est une nuance à souligner. Mais beaucoup de Français n’adhèrent pas forcément à cette vision des choses, et restent parfois nostalgiques d’une certaine idée de la «grandeur de la France». Encore une fois, les vieux démons sont là – peut-être sous des apanages différents –, il faut donc faire attention.

Vous qui avez vécu longtemps au Liban, pourquoi revenir sur cette histoire est-il important aujourd’hui?

Le fait que je me sois replongé dans l’histoire des rapports entre la France et l’Afrique du Nord est un hasard de la vie. Cela m’a aussi permis, à travers les archives de presse, de me replonger dans les événements de la Seconde Guerre mondiale au Levant, en Syrie et au Liban. C’est une période que j’évoque par petites touches dans mon roman, une période je crois assez méconnue et pourtant passionnante.

Le Liban avait la particularité, comme le Maroc et la Tunisie, d’être un protectorat. Soit une «version soft» de la colonisation, où les statuts des citoyens étaient différents mais moins hypocrites qu’en Algérie, par exemple, où les Algériens étaient réellement des citoyens de seconde, voire de troisième zone dans leur propre pays, alors qu’ils avaient officiellement la nationalité française.

Dans le fond, les questions de citoyenneté et d’identité réunissent de nombreux peuples du monde arabe, au Liban comme en Afrique du Nord. C’est aussi cela, avec le métissage, que j’ai voulu aborder dans l’histoire de Mustapha, afin de transmettre un message aux lecteurs, et en particulier à la plus jeune génération. Depuis la sortie du roman, je monte des ateliers d’écriture dans les lycées pour amener les adolescents à se poser des questions sur eux-mêmes, à interroger l’histoire de leur famille et de leur pays. C’est assez passionnant à observer, et j’espère donner le goût du questionnement à certains d’entre eux.
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