A qui sont ces martyrs kamikazes?
Dans son discours du 11 juillet dernier, Hassan Nasrallah a fait une déclaration sibylline dont le sens religieux n’a pas beaucoup retenu l’attention. Il a clairement annoncé qu’il est «plus honorable de mourir à la guerre» que de mourir d’un accident vulgaire ou de disette. Un tel propos résonne comme un appel au suicide collectif. Cependant, il s’agit là d’une authentique profession de foi, dans la lignée de la pensée khomeyniste caractéristique de la révolution islamique d’Iran. Hassan Nasrallah a lancé, ni plus ni moins, un appel clair et net au martyre via la violence guerrière «sur le chemin de Dieu» (jihad).

Relayant la montée aux extrêmes du régime de Téhéran, Hassan Nasrallah lance le 11 juillet 2022 un appel franc à la guerre, toujours sainte à ses yeux puisqu’elle est dirigée contre les ennemis de Dieu: l’Amérique, Israël et leurs alliés arabes (sunnites). Il ne fait aucun doute que la notion islamique traditionnelle du martyre a subi une inflexion vers le suicide-kamikaze depuis la révolution khomeyniste de 1979. L’autorité canonique des mollahs iraniens et de leurs jurisconsultes permet de contourner l’interdit formel du suicide que proclame clairement la sourate coranique Les Femmes: «Et ne vous tuez pas vous-mêmes. Dieu, en vérité, est miséricordieux envers vous. Et quiconque commet cela, par excès et par iniquité, Nous le jetterons au feu, voilà qui est facile pour Dieu» [4, 29-30]. Il existe cependant un verset énigmatique, dans la sourate de La Génisse, qui permettrait, semble-t-il, de relativiser l’interdit dans le contexte du martyre: «Ne dites pas que ceux qui sont tués dans la voie de Dieu (jihad) sont des morts. Non, ils sont vivants mais vous ne le comprenez pas» [2, 149]. Dans l’Islam chiite, ce déni de l’état de mort relève d’une tradition qui remonterait au premier Imam, Ali ibn Abi-Taleb lui-même: «Parmi nous (les imâms), celui qui meurt n’est pas mort[1] ».

Le terme de shahid/shahada en arabe traduit le grec martyros qui a un sens strict de témoin juridique, alors que la tradition latine a tendance à associer le martyre à la mort par supplice. Le Coran est très réservé à l’égard de ce terme, il n’en use que dans le sens grec de témoin et non dans celui du «martyre-supplice» (istish’had). Samir Khalil comptabilise 55 occurrences de ce vocable dans le Coran dont trois seulement peuvent être associées à l’idée de mort. Par contre, la littérature post-coranique abonde dans des inflexions mortifères du terme mais non nécessairement sur un registre belliqueux.

Le statut du martyr/shahid

Malheureusement aujourd’hui, on ne voit dans le statut du martyr/shahid musulman au paradis, que les bénéfices secondaires comme les belles houris, les rivières d’eau fraîche etc. Ces avantages secondaires sont insignifiants par rapport au fait premier qui est d’ordre métaphysique, celui de l’être. Aujourd’hui, la plus grande confusion règne dans l’usage immodéré. L’image du héros intrépide est souvent remplacée par celle du kamikaze qui tue en se tuant. Quand ce combat/jihad est pour Dieu, le kamikaze se trouve automatiquement assimilé à la catégorie des shuhadã’ ou martyrs. Cette réduction sémantique est renforcée par les abus de langage des media arabes où on finit par qualifier de martyr/shahid tout individu victime d’une mort violente, active ou passive.

Dans la sourate Les Femmes, le Coran énumère très clairement les quatre catégories des bienheureux au paradis: «[…] les Prophètes (nabiyyîn), les Justes (siddîqîn), les Martyrs (shuhadã') et les Vertueux (sâlihîn). Et quels compagnons que ceux-là!» [4, 69]. Dans les corpus de hadiths authentiques (Sahih Muslim et Sahih Bukhari), le registre des martyrs est le plus éminent; il inclut cinq circonstances de mort violente: par la peste, la noyade, les affections abdominales, ainsi que l’écrasement sous les décombres. La cinquième catégorie, évoquée par Hassan Nasrallah, est la plus honorable car il s’agit de la mort au combat jihadiste. Son appel à «mourir par la guerre» est un appel au martyre «sur la voie de Dieu» afin de rester pleinement vivant. Cette cinquième catégorie bénéficie de privilèges exceptionnels. La dépouille de tels défunts n’est pas lavée selon les rites des ablutions funéraires; ils sont enterrés sans linceul mais avec les vêtements tachés de sang. Le compagnon du Prophète, Jabir ibn Abdullah al-Ansari (606-697) dit: «Enterrez-les avec leur sang». Par ailleurs, les prières pour les défunts ne sont pas obligatoirement récitées à leur intention. Même au pied du mur, ayant perdu la bataille, reste encore l’option de quitter ce monde pour passer directement dans l’au-delà. La mort violente du kamikaze, au combat, est une espérance de vie puisqu’elle est pour Dieu. Au fond, rien ne distingue l’idéologie khomeyniste de celle des djihadistes kamikazes d’Al Kaëda ou de Daësh. Nous supposons que le sort du restant du peuple libanais demeure secondaire aux yeux de Hassan Nasrallah. C’est ce qui rend ce discours de Hassan Nasrallah particulièrement inquiétant, glaçant et dangereux. Les menaces contre Israël et le grand Satan américain, de ce dicours, ne sont que pantalonnades traditionnelles. Par contre, l’appel exalté à la violence guerrière et à la mort la plus honorable qui soit est une invitation à ne pas redouter le suicide collectif.



Le désir du martyre

Mais pourquoi une telle mort violente est-elle recherchée? Souvent, on a tendance à comprendre le statut de ces élus selon une grille de lecture chrétienne qui conçoit la félicité paradisiaque comme étant la vision béatifique de Dieu lui-même et la participation à la vie divine. Il n’en est pas de même en Islam où le concept de sainteté est uniquement réservé à Dieu. Il n’est donné à personne de voir Dieu ou d’établir le moindre contact direct avec lui, ce serait tout simplement commettre la pire des impiétés, le ishrak ou associationnisme. Dans le cas du shahid-martyr chrétien, c’est Dieu qui vient vers l’homme, alors que dans celui du shahid-jihadiste musulman, c’est l’homme qui va vers Dieu. Son témoignage devient également un acte politique. Un tel bienheureux ne voit pas Dieu mais il est vu par Dieu et ses anges qui portent témoignage pour lui. À son tour, le shahid porte témoignage pour sa communauté terrestre. Ainsi, la condition du martyr serait l’aboutissement de l’existence de tout croyant qui, par son effort-jihad personnel, acquiert la stabilité éternelle de son être propre. Il devient totalement lui-même, au fondement d’une communauté politique sur terre. Le martyre serait ainsi une voie royale qui permettrait au croyant de passer directement de la vie ici-bas à la vie dans l’au-delà sans la traversée de l’étape de la mort. Le shahid n’est pas là mais il n’est pas mort. Sa vie transcende la frontière entre l’ici-bas et l’au-delà. Il devient comme un pont entre le ciel et la terre, une voie de transfert du Sacré du monde divin vers le monde humain afin de fonder l’ordre politique.

Nous entrons ici de plain-pied dans un temps-lieu intermédiaire, un «temps entre les temps», comme le dit Leili Echghi[2]. La littérature spirituelle appelle ce lieu Malakût, assez semblable au monde des idées de Platon. Malakût est le lieu de la réalité dont notre monde n’est qu’une ombre. C’est le lieu le plus profond de l’élan vital, le lieu où se fait la rencontre du croyant et de l’Imam, ce qui déclenche la renaissance spirituelle (al wilada al-rũhãniyya) dans la matrice de Dieu.

L’Ayatollah Khomeiny avait l’habitude de dire: «Il n’y a pas de différence entre Malakût et ici[3]». On comprend par-là que la révolution a déjà eu lieu dans le monde intérieur. Malakût est déjà là, nul n’a plus besoin d’y aller. En d’autres termes, la révolution islamique iranienne a inondé le monde par le divin. Elle a ouvert l’histoire à l’immanence directe du divin par le biais de la violence révolutionnaire que rien ne peut plus amortir sauf à mettre fin au temps lui-même. Cette ultime perspective de fin du temps historique ne peut être que le fait d’un être messianique. La violence révolutionnaire est source d’attente de l’Imam qui viendra rétablir l’ordre du monde dans sa plénitude originelle après l’avoir purgé, par la violence guerrière, de tout ce qui le souille.

Seuls les martyrs peuvent dépasser ce lieu intermédiaire. Certaines écoles théosophiques vont même jusqu’à affirmer que le martyr est en mesure d’effectuer cette traversée dans les deux sens. Le martyr qui vient de renaître est, comme Prométhée, «un acteur politique qui conteste l’ordre existant et affirme une double transcendance: celle de la loi divine et celle du lien communautaire que son sacrifice vient ériger en absolus [4]».



Hezbollah: parti politique ou secte millénariste?


Avant de se livrer au jeu d’interprétation purement politicienne du dangereux discours de Hassan Nasrallah, il faut garder à l’esprit que le Hezbollah est d’abord une secte millénariste révolutionnaire. Ceci n’est pas nouveau dans l’histoire humaine. L’aspect politique, hic et nunc, du Hezbollah est un effet secondaire de ses convictions dogmatiques et de sa structure sectaire. Hezbollah n’est pas un parti politique comme les autres. Il n’a que faire de la conquête démocratique du pouvoir dans un État-nation circonscrit par des frontières. Il faut être naïf pour s’imaginer que les manœuvres politiciennes peuvent l’amadouer ou le neutraliser. Oui, il y a lieu de s’inquiéter, non parce que Hezbollah possède un arsenal puissant au service de l’Iran, mais parce que la violence guerrière obéit à une vision eschatologique apocalyptique. Hassan Nasrallah invite ses fidèles à ne pas reculer face à toutes les audaces de la violence, quitte à mourir glorieusement en martyrs.

Quant au Liban, en tant qu’État, peuple et nation, Hassan Nasrallah ne semble pas s’en inquiéter outre mesure. En tout cas, toute cette cohorte de martyrs-kamikazes n’est pas là dans l’intérêt de la recherche du bien commun à tous les citoyens libanais. La mort violente de tous ces candidats au martyre a pour finalité la fin de l’histoire. Il ne s’agit pas de construire un Royaume qui advient. Il s’agit d’accélérer l’histoire par la violence en vue de l’épiphanie de l’entité messianique qui viendrait établir le règne temporaire des élus et des justes en attendant la résurrection des morts. Telle est l’essence même de la dynamique millénariste qui anime la pensée khomeyniste et ses affidés du Liban.







[1] Discours de l’Imam Ali Ibn Abi-Taleb, Nahj al Balagha ou Voie de l’éloquence, mou’assassat al nashr al islami, 1989, p. 154, verset 4.




[2] Leili ECHGHI, Un temps entre les temps. L’Imam, le Chiisme et l’Iran, 1992, Editions du Cerf, Paris.




[3] S. MERVIN et al, Les Mondes Chiites et l’Iran, 2007, IFPO-Beyrouth & Kartalha-Paris, pp. 301 à 322.




[4] Laurent GAYER, Le «Jeu de l'amour»: trajectoires sacrificielles et usages stratégiques des martyrs dans le mouvement sikh pour le Khalistan, Cultures & Conflits, 63, automne 2006,


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