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À l’occasion du 150e anniversaire de Sergueï Rachmaninov, dernier héritier de l’ère romantique, retour avec André Lischke, sur cette époque glorieuse de l’histoire de la musique d’art occidentale, et sur l’œuvre de ce pionnier qui s’inscrit dans une forme de modernité que l’historiographie dénomma plus tard le postromantisme.

Fiat lux et facta est lux. Le siècle des Lumières fut, en effet, marqué par le triomphe de l’esprit philosophique et le rationalisme critique, faisant jaillir une pléthore de brillantes étincelles éparses qui finirent par déclencher un braisier incandescent de connaissances. Le début du XVIIIe siècle fut donc la période de mutation la plus prodigieuse qu’ait connue le Vieux Continent depuis l’Antiquité. L’émergence de ces mutations dans la langue harmonique tonale occidentale, à cette époque-là, laissa clairement entrevoir une nouvelle ère musicale qui se profilait: le classicisme. Du crépuscule de l’âge baroque à l’aube du romantisme, l’écriture musicale classique stricto sensu connut une évolution de sa grammaire générative au sein de laquelle un mouvement allemand (aussitôt européen), connu sous le nom de Sturm und Drang (Orage et passion), commença à germer, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, constituant les prémices d’une musique novatrice tumultueuse et passionnée: la musique romantique.

Temps des nationalismes

Le XIXe siècle, jusqu’alors insatiable dans son exploration de l’esprit romantique, où une sensibilité exacerbée et une virtuosité transcendantale revendiquaient de plus en plus leurs droits, poussa l’incursion à son paroxysme. Ainsi, les compositeurs occidentaux portèrent, avec ardeur, le foisonnement du nationalisme musical et élaborèrent des langages personnels exaltant l’âme de leurs patries, en embellissant et ennoblissant les traditions populaires de ces dernières. Frédéric Chopin (1810-1849) et Stanisław Moniuszko (1819-1872) étaient considérés comme les symboles du nationalisme polonais; Modeste Moussorgski (1839-1881) et Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) comme les maîtres de l’école russe; Bedřich Smetana (1824-1884) et Antonín Dvořák (1841-1904) comme les principaux compositeurs de Bohême (plus tard la République tchèque); Edvard Grieg (1843-1907) et Jean Sibelius (1865-1957) comme les chantres du nationalisme norvégien et finnois, et Ralph Vaughan Williams (1872-1958) comme le fondateur du nationalisme musical en Angleterre.

Esthétique musicale postromantique

Une esthétique musicale hétéroclite s’inscrivant dans une forme de modernité, que les musicologues désignèrent plus tard de postromantisme, ne tarda pas à s’instaurer dans la seconde moitié du XIXe siècle. Bien que les formes instrumentales classiques (symphonie, concerto et sonate) prévalaient encore à cette époque, notamment avec Johannes Brahms (1833-1897), Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) et Camille Saint-Saëns (1835-1921), le poème symphonique gagnait de plus de plus de terrain et ainsi ses lettres de noblesse, avec Franz Liszt (1811-1886), Antonín Dvořák, Richard Strauss (1864-1949) et Jean Sibelius, entre autres, avant de se diluer dans l’histoire de la musique d’art occidentale, au début du XXe siècle. Ce vent de liberté souffla également sur les autres genres musicaux. Dans le domaine de l’opéra, la tradition italienne du bel canto de Gioachino Rossini (1792-1868), Vincenzo Bellini (1801-1835) et Gaetano Donizetti (1797-1848), entrait dans sa phase de déclin.

Durant cette phase d’expérimentation et de raffinement constants des moyens musicaux et dramatiques, l’influence dominante de Giuseppe Verdi (1813-1901) se manifestait avec force grâce à ses opéras empreints d’une intense puissance émotionnelle. De même, Richard Wagner (1813-1883) se démarquait avec sa vision novatrice du Gesamtkunstwerk, ou " œuvre d’art totale ", qui se faisait également de plus en plus sentir. Au tournant du XIXe siècle, un souffle nouveau s’empara de l’opéra italien, ébranlant la suprématie établie de Giuseppe Verdi et Richard Wagner. Ainsi, l’émergence du vérisme dans l’opéra italien, influencé par le mouvement littéraire naturaliste français, et l’opéra Carmen de Georges Bizet (1838-1875) sonna le glas de l’ère romantique en introduisant un réalisme cru et une représentation authentique de la condition humaine, préfigurant ainsi le mouvement postromantique qui allait suivre.

Ce souffle néoromantique s’étendit jusqu’au XXe siècle, porté par les compositions dynamiques de Richard Strauss (1864-1949), les mélodies envoûtantes de Ralph Vaughan Williams (1872-1958), les couleurs impressionnistes de Claude Debussy (1862-1918) et Maurice Ravel (1875-1937), le gigantisme symphonique d’Anton Bruckner (1824-1896) et Gustav Mahler (1860-1911), et l’âme tourmentée de Sergueï Rachmaninov (1873-1943). Acclamé comme l’un des ultimes messagers, dignes de ce nom, de cette ère musicale, ce dernier porta les dernières flammes romantiques dans son œuvre avec une grâce lyrique inégalée, demeurant fidèle à la tonalité et l’expression des sentiments, et résistant farouchement aux expérimentations de l’avant-garde musicale, qu’il ne se cachait pas de détester, et qui le lui a bien rendu! Cela fut également le cas de Sibelius, lui aussi "en décalage" par rapport à son époque, suscitant l’aversion des sérialistes, mais s’imposant néanmoins magnifiquement au répertoire.

Courroie de transmission

"Rachmaninov a assez vite trouvé son style musical et s’y est tenu pour l’essentiel, quoique ne restant pas totalement indifférent à certains acquis harmoniques, et il était considéré comme plutôt avancé dans ce sens par rapport à la génération des élèves de Rimski-Korsakov comme Liadov, Glazounov, Arenski, qui étaient plutôt des ʺsuiveursʺ de leurs prédécesseurs", explique l’éminent musicologue français, André Lischke, spécialiste de la musique russe, dans un entretien accordé à Ici Beyrouth.  La musique de Rachmaninov est, en fait, caractérisée par des mélodies expressives, des harmonies sophistiquées, des contrastes dynamiques, une virtuosité pianistique, une atmosphère émotionnelle et une utilisation expressive de l’orchestre, ce qui lui confère cachet personnel aisément reconnaissable qui a contribué à sa notoriété et à son succès. Selon le musicologue français, il possède surtout cette "courroie de transmission" émotionnelle qui est l’apanage des vrais créateurs romantiques: "Je crois que l’on continue à redécouvrir Rachmaninov au-delà d’une poignée d’œuvres rabâchées".

Âme russe

Tchaïkovski régnait en maître absolu sur l’univers musical russe de cette époque bénie. La splendeur mélodique et l’expressivité émotionnelle exacerbée de ce dernier ont visiblement embrasé l’âme du compositeur postromantique, captif de cette aura magistrale prédominante, l’incitant à façonner son propre style musical, tout en perpétuant l’héritage romantique russe. "Tchaïkovski a activement soutenu ses débuts, et c’est en signe de reconnaissance que Rachmaninov a dédié à sa mémoire son grand Trio élégiaque no.2 en ré mineur", explique André Lischke. Il indique toutefois que l’influence combinée de Robert Schumann (1810-1856), de Fréderic Chopin, de Franz Liszt, de Piotr Ilitch Tchaïkovski, ainsi que des compositeurs russes nationalistes, en particulier Alexandre Borodine (1833-1887), se fait ressentir dans l’œuvre de Sergueï Rachmaninov. "Quant à son russisme, il est moindre que chez d’autres Russes si on le juge au seul usage des mélodies populaires, mais je le trouve profondément russe par la portée affective de son mélos, et surtout par l’omniprésence des sons de cloches dans sa musique, notamment pianistique mais pas seulement", ajoute-t-il en évoquant certaines pages des Vêpres qui font résonner des harmonies reproduisant le halo sonore des cloches russes, qui l’avaient marqué depuis son enfance à Novgorod.

En Occident, Rachmaninov a activement soutenu son compatriote Nikolaï Medtner (1880-1951), qui a certainement pâti quelque peu de son voisinage ; voilà un exemple du problème de la " courroie de transmission ", celle de Medtner ne fonctionnant pas aussi efficacement que celle de Rachmaninov. Ses rencontres avec Igor Stravinsky (1882-1971) aux États-Unis sont plutôt à mettre sur le "compte d’anecdotes". Il y a eu aussi Ottorino Respighi (1879-1936) qui lui a demandé et obtenu l’autorisation d’orchestrer plusieurs de ses Études-Tableaux, un cycle de 17 pièces pour piano seul composées par Sergueï Rachmaninov et regroupées en deux opus (op.33 et op.39). "En dehors de ça il a eu, je crois, assez peu de contact avec les autres compositeurs, étant trop préoccupé par ses activités de concertistes", précise André Lischke. Il a, toutefois, régulièrement travaillé avec des chefs d’orchestre tels que Arthur Nikisch (1855-1922), Fritz Reiner (1888-1963) et Léopold Stokowski (1882-1977), des violonistes comme Fritz Kreisler et Jascha Heifetz (1901-1987), ainsi qu’avec des chanteurs d’opéra renommés, notamment Feodor Chaliapin (1873-1938).

Avec sa virtuosité pianistique inégalée et son langage musical émotionnellement riche, Sergueï Rachmaninov, qui aurait fêté son 150e anniversaire cette année, s’est clairement imposé comme l’un des plus grands compositeurs de son temps. Son héritage musical, marqué par des mélodies lyriques, expressives et étendues, et des harmonies riches en chromatismes, progressions évocatrices et polyphonie dense, continue de fasciner les musicologues, témoignant de sa place incontestée parmi les figures emblématiques de l’histoire de la musique. Son influence perdure, inspirant les nouvelles générations à explorer les profondeurs de l’expression musicale et à chercher la beauté éternelle au-delà des frontières du temps et de déclin que vit actuellement la musique d’art occidentale.

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