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"Le Liban est presque, enfin c’est terrible à dire, mais un pays tellement secoué qu’il est presque défunt. Je ne sais pas si le Liban existe encore aujourd’hui." L’analyste politique à la radio, timbre blanc, comme les débits entêtants des transistors pendant nos guerres. Mots. C’est dit. Le matin, dans le poste. Envoyé en un souffle à la grande audience d’une radio française. Pays radié de l’existence, tué avec un mot dit — défunt. L’expert a probablement raison, le Liban, le nôtre n’est plus (autant de "nous" derrière ce nôtre, que de Liban intériorisés). Autre chose viendrait peut-être recouvrir sa terre, obèse de morts perdus. La terre, tourbe et gravité, ne meurt pas. L’expert nous informe et nous présente ses condoléances, même élan. Phrase matinale; avant la douche, avant notre café et les mots partagés, nos mots ordinaires. Réveil encore encombré d’inquiétude vague, mais garantie: on ne comprend plus la région, les surenchères des drames. Et voilà qu’il n’est plus nécessaire de comprendre ni de s’inquiéter, la mort est notifiée. Liban défunt… et amis, famille… fantômes en ses murs ouverts. Le Liban, la singulière assimilation aux origines, à la vie.

Je repasse la phrase — à cran dès qu’il s’agit du pays, une vie à l’affut, de loin. "Le Liban est presque, enfin c’est terrible à dire, mais un pays tellement secoué qu’il est presque défunt. Je ne sais pas si le Liban existe encore aujourd’hui." Si le Liban n’existe plus, où sont passés mes frères, la famille, mes compatriotes… qu’est-il advenu des villages, des montagnes, de Beyrouth? Si le Liban n’existe plus, je n’ai pas à me préoccuper de la maison de ma mère, de mes serments implicites. Me reviennent à l’esprit les chansons de Fayrouz, images d’un pays phénix. Phénix et feu qui lui sont en permanence associés. Quels feux — on voudrait moins de ferveur… si seulement. Douleur et coupure, sans pouvoir assister aux obsèques du cher défunt. Enterré un matin, d’une parenthèse glissée aux sept millions d’auditeurs de la station de radio. Sept millions d’auditeurs, quatorze millions d’oreilles. Combien de Libanais parmi eux entendront en direct l’implacable nouvelle. Leur pays. Quatorze millions d’oreilles témoins, plus que nécessaire pour acter la mort. À la morgue, il suffit qu’une personne reconnaisse un cadavre pour en faire un défunt.

L’expert a des intentions louables. L’humilité de ne pas être certain que le Liban n’existe plus, mais assez de doute pour l’exprimer. Pour m’éviter ces pensées éprouvantes, je peux réfléchir à "exister", sujet philosophique par excellence. Pour esquiver le sursis de ce presque " défunt ", mot qui parle du pays comme d’un humain et me vrille aux douleurs des deuils impossibles. Défunt, ce terme que je n’utilise pas. Trop précieux. Même sa tonalité sonne faux. Le "un" de la fin, mon appréhension à mal le prononcer. Mal le formuler à l’écrit également. L’expert nous ménage, il passe par un langage soutenu pour mieux nous soutenir. Il se veut moins brutal. Probablement. Il aurait pu dire mort, il a choisi défunt, moins familier, comme pour nous abstraire de la mort par la distance d’un mot. La séparer de nous, de notre quotidien humain, le réel immédiat.

Mais mon pays… Sans distance possible, malgré les mots, malgré la distance de l’exil. L’inconcevable abstraction de nos pays meurtris. J’ai aussitôt écouté Fayrouz. Eltelone baladna am yekhlak mnijdid*. J’ai écouté Fayrouz pour m’emplir d’émotion, me laisser envahir, assiégée. J’ai fredonné, mal et faux, des chansons de Fayrouz. Avant le café, avant la douche, avant d’autres mots. J’ai écouté Fayrouz, sans croire (presque) à sa parole, aux nouvelles promesses de renaissance, chantées par sa voix. Sans plus l’oser comme je n’ai jamais pu croire à la fin des guerres. Mais sans croire à la mort du Liban, combien de fois présagée. Pire que défunt, moribond. Cet horrible qualificatif qui revient si souvent, "le Liban quant à lui, le Liban est moribond". Dans ces moments aussi, je me remets à nos chansons populaires. Retrouver la joie ordinaire, joie malgré. Invraisemblable pour qui ne connaît pas, instinctive. La ténacité de toujours, malgré. La vie par-dessus tout. La générosité, l’agilité. À combien de dévastations le Liban a résisté? Il ne s’agirait pas d’être en vie ou défunt, mais d’exister oui. Par les liens, le partage, la cuisine, la vie sociale, l’esprit… tant de ressources au quotidien et sans fanfare procurent le sentiment, la certitude d’exister. Je ne parlerai pas de résilience, mais de résistance organique, intérieure malgré tout et avec tout. Un peuple qui traverse les désastres, sans perdre l’énergie animale qui habite la terre, le relie à elle, cette même terre qui peut-être lui échappe. On ne sait pas. Ni nous ni les experts politiques. Que savons-nous de la stupéfiante vitalité qui nous devance, l’acharnement à exister, se redresser de tout, renaître des débris préservés. Je préfère l’envoûtement de la voix de Fayrouz au discours logique, argumenté de l’analyste. Après tout, il ne m’apprend rien de plus. Oui la région vit l’épreuve des paroxysmes, mais comme toujours. Entendre Fayrouz m’inspirer ce que je pensais avoir oublié. Que l’irrationnel console, parfois sauve. Je l’écoute, m’autorise à pleurer pour continuer d’aimer. Me souvenir que j’ai toujours aimé, que j’ai été aimée. Que les défunts ne cessent pas "d’exister". Que si l’on souffre de la mort par amour, seul l’amour permet aux vivants de ne pas mourir. Le pays comme nos aimés, l’épaisseur de leur musique sous nos peaux.

*Eltellon baladna aam yekhlak men jdid: je leur ai dit que notre pays renaissait à nouveau

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