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Les sociétés humaines sont indéniablement des sociétés de culture. Chaque nation est associée à des traditions culturelles indigènes, développées, préservées et transmises au fil des siècles. Cette pluralité contribue à la richesse du patrimoine culturel de l’humanité, offrant une palette variée d’expressions artistiques. Avec l’avènement de l’ère de la mondialisation, la scène artistique a aussitôt perdu sa vocation et s’est vue transformée en un marché de l’art régi par la loi de l’offre et la demande. Le tissu culturel s’est graduellement fondu dans une uniformité et les expressions artistiques, notamment musicales, ont perdu leur singularité au profit de tendances mondiales prédominantes. Cette problématique prend tout son sens au Liban, où l’éducation musicale est principalement axée sur l’assimilation de la grammaire musicale occidentale, laissant souvent peu de place à la connaissance des traditions musicales levantines autochtones chez les jeunes. Face à cette tendance préoccupante, la faculté de musique et de musicologie de l’Université antonine a organisé en 2003, 2014 et 2024 une série de trois rencontres scientifiques, intitulées "Quelle éducation musicale pour le Liban?".

Le professeur Nidaa Abou Mrad, doyen de la faculté de musique et de musicologie à l’Université antonine fait le point pour Ici Beyrouth.

En 2020, vous avez soulevé des préoccupations quant au devenir des traditions musicales levantines au Liban, face à l’acculturation moderniste occidentalisante, soulignant que les expressions musicales métissées reflètent une société orientée vers la consommation rapide, qui ne se soucie plus ni de grammaire musicale ni d’authenticité esthétique, qu’elle soit levantine ou occidentale, mais seulement de "plaire à un peuple progressivement déculturé". Comment percevez-vous l’état actuel de la scène musicale au Liban, un pays qui, depuis sa fondation, est confronté à des défis identitaires complexes, notamment en raison de son identité plurielle, et où les multiples crises contemporaines semblent aggraver les divisions existantes?

Il n’y a pas une scène musicale, mais des scènes musicales au Liban, certaines étant présentielles, d’autres virtuelles, en conséquence du recours exponentiellement croissant aux plateformes de réseaux sociaux. Il est intéressant de noter à ce titre que, nonobstant la domination des expressions musicales commerciales dans les médias classiques (télés, radios), certaines programmations présentielles et virtuelles permettent aux expressions musicales artistiques monodiques modales (NDLR, les traditions musicales plurielles du Machrek) et artistiques harmoniques tonales (NDLR, la musique d’art occidentale, c’est-à-dire la musique classique) de vivre en ce pays et de toucher un public grandissant, notamment au niveau de la Toile. Le plus important est que la diversité des expressions culturelles et l’identité culturelle musicale originaire (celle du Machrek) du Liban soient respectées et préservées au niveau des instances qui produisent et organisent les événements musicaux, et que la labélisation soit respectueuse des typologies musicologiques de référence, processus à développer fortement.

Le débat autour de l’identité libanaise est complexe, et cela se reflète également dans la définition de la musique libanaise. Cette situation a des répercussions à l’échelle nationale et souligne l’importance d’examiner les défis de l’éducation musicale au Liban. Dans ce contexte, comment évaluez-vous l’état actuel de l’éducation musicale et quelle musique devrait être favorisée dans une nation mosaïque?

Rappelons que la musique est une faculté communicative et expressive à travers des sons organisés et discrétisés, donc un langage universel dont la grammaire de base est génétiquement transmise à tous les humains, comme c’est le cas du langage verbal et sa grammaire universelle dans la théorie générative de Noam Chomsky. Rappelons également que cette faculté se décline en trois grandes langues musicales ou systèmes mélodiques, culturellement et géographiquement répartis sur la planète, qui sont la langue modale, la langue pentatonique et la langue tonale, ces langues comportant de nombreux dialectes musicaux (traditions et écoles). Plus particulièrement, la langue mélodique de l’Asie occidentale est modale, tandis que celle de l’Europe moderne est tonale (un système dérivé du système modal). Aussi l’éducation musicale scolaire dans chaque pays est-elle censée enseigner prioritairement la langue mélodique maternelle. C’est le cas des pays occidentaux où l’éducation musicale scolaire est axée presque exclusivement sur la langue musicale maternelle qui est tonale harmonique, avec la réalisation épisodique de découvertes des musiques d’autres langues et dialectes musicaux.

Quant au Liban, les choix en termes d’éducation musicale sont préoccupants jusqu’à présent, puisque les enfants libanais apprennent à l’école uniquement une langue musicale étrangère qui est le système tonal et ne sont pas exposés à leur langue musicale maternelle qui est modale. Cette situation est d’autant plus étonnante que ces enfants apprennent à l’école la langue verbale arabe aux côtés d’une langue étrangère ou de deux langues étrangères. Ce choix de bilinguisme ou de trilinguisme verbal éducatif à l’école libanaise doit absolument être transposé à l’éducation musicale. Ceci veut dire que l’enfant libanais doit apprendre dès la maternelle et tout le long de ses études scolaires la langue musicale modale, en tant que langue musicale maternelle prioritaire, ainsi que la langue tonale, voire la langue pentatonique, et ce, au titre de l’ouverture culturelle sur le monde.

En fait, la faculté de musique et de musicologie de l’Université antonine a organisé en 2003, 2014 et 2024 une série de trois événements scientifiques sous l’intitulé "Quelle éducation musicale pour le Liban?", qui ont rassemblé les institutions éducatives et les principaux experts. Le principal objectif stratégique poursuivi par ces réunions a été de pouvoir réaliser le bilinguisme musical dans les programmes scolaires et les méthodes didactiques, de même que dans la formation des enseignants. En 2014, nous avons pu lancer la méthode d’éducation musicale levantine, élaborée par le Dre Bouchra Béchéalany et le Dr Hayaf Yassine (chef du département de musicologie à l’UA et inventeur du santûr pédagogique), et produite par l’UA. Ce qui est significatif à présent est que M. Jihad Saliba, coordonnateur des programmes au Centre de recherche et de développement pédagogique (CRDP), l’instance gouvernementale en charge des programmes scolaires, a annoncé, au cours des travaux du symposium tenu le 18 avril, que le CRDP a adopté le principe du bilinguisme musical pour l’élaboration du nouveau programme officiel d’enseignement musical scolaire au Liban. Ceci constitue une excellente nouvelle.

Le Conservatoire national libanais, fondé entre 1910 et 1929 par Wadih Sabra, a initialement privilégié l’enseignement quasi exclusif de la musique d’art européenne, négligeant ironiquement la tradition musicale artistique levantine. Quel rôle revient donc à un conservatoire national dans la préservation et la valorisation de l’identité musicale nationale, et où en sommes-nous au Liban à cet égard ?

À l’instar de l’évolution salutaire qu’a décidée le CRDP pour le programme d’enseignement musical, j’ai bon espoir que la direction du Conservatoire national de musique fera le nécessaire pour implémenter à l’avenir un enseignement de la tradition musicale arabe du Machrek qui respecte les normes intrinsèques de cette tradition, et nous sommes prêts à œuvrer ensemble avec ses responsables à cette réalisation.