C’est loin d’être une nouveauté, mais cette problématique prend aujourd’hui, à l’ombre de la crise, un tournant crucial. Il s’agit de l’opposition secteur public vs secteur privé. Chacun tente parfois de ménager l’autre, mais le paradoxe sort avec éclat épisodiquement, et va devenir immanquablement le sujet central tôt ou tard. Pourquoi donc?

Commençons d’abord par l’évidence: l’État ne sait rien faire. Sinon on n’en serait pas là. Ailleurs, l’État, conscient de ses limites, a largement délégué l’essentiel de ses services. Au Liban, il a atteint l’apogée de l’inaptitude. C’était déjà le cas avant la crise, avec des services étatiques dérisoires. Puis la déliquescence s’est installée de jour en jour un peu plus. Pas une semaine ne passe depuis 2019 sans une nouvelle qui tombe sur une pénurie ou un risque de pénurie: carburant, blé, pain, courant, eau, huile, médicaments, produits hospitaliers, internet, voiries, etc.

Les ministres concernés, dans un déni total, encore un, tempêtent à qui mieux mieux, par un donquichottisme ridicule, qu’ils vont tout régler. Et cela va crescendo à mesure que leurs services entrent, l’un après l’autre, en mode comateux. D’autant que leurs fonctionnaires… ne fonctionnent plus, ou au mieux une fois par semaine. Et la faute, disent-ils, incombe aux intervenants privés. L’un veut mettre tout le monde en prison; l’autre se trimballe en brigade armée avec un stock industriel de cire rouge; le troisième fait des raids genre squad dans les dépôts, et ainsi de suite. Ce qui, de toute évidence, ne mène à rien.

Question pénurie, tout le monde sait (cours d’économie 101) qu’une pratique de subventions et de distorsion commerciale va nécessairement engendrer des trafics de marché noir. Et tout le monde sait que les lois du marché, offre/demande et concurrence, règnent quelle que soit l’intervention d’une autorité supérieure.

Donc soit leur QI a pris un coup avec l’ivresse du pouvoir, phénomène psychique courant; soit ils ont un agenda politique avec un cahier de charges; soit ils sont partie prenante dans ce trafic. L’affaire des 50 millions de dollars des tests PCR de l’aéroport, disparus dans la nature, en dit long. Pour l’électricité, n’en parlons pas…

En passant au niveau suivant, cette tendance devient encore plus grave. Devant leur impuissance à régler quoi que ce soit, ils s’emploient dans un geste désespéré à casser le secteur privé. Cet acteur qui a construit, seul, l’économie du pays, en dépit de tout. Ils le font en soustrayant tous les jours un peu plus de pans et de prérogatives aux opérateurs privés. Les derniers épisodes concernent les télécoms. Depuis que le ministère a mis la main dessus, la dislocation du secteur s’accélère. Et le ministre ne semble pas vouloir s’arrêter là.

À un niveau encore supérieur, les tentatives du pouvoir de proposer des portes de sortie à la crise s’articulent aussi autour du même axe. Déjà, le défaut de paiement a porté un coup dur à la réputation du pays, éclaboussant dans la même veine ses entreprises. Depuis, les plans de redressement se suivent selon le même schéma: l’État n’est responsable de rien. Ce sont donc les privés qui vont être sanctionnés.

Première cible, les banques. Quel qu’ait été leur rôle passé dans cette crise (ce n’est pas l’objet de cet article), les affaiblir jusqu’à l’épuisement, et peut-être la faillite, privera les entreprises et les particuliers d’une composante indispensable à la vie économique. On ne jette pas le bébé avec l’eau du bain.

Ensuite, les gros déposants, les vilains riches. Or ceux-ci sont soit des entreprises, soit des fortunés privés (pas de données sur ce volet malgré son importance). Dans un cas comme dans l’autre, ce sont les investisseurs actuels ou de demain qui seront sanctionnés. En plus, ‘’il est interdit de toucher aux actifs étatiques…’’ de peur que les entrepreneurs privés ne se refassent une santé.

Puis les petits déposants, qui vont recevoir leur part de la raclée étatique, ne seront pas non plus ces futurs entrepreneurs de start-ups, dont les Libanais sont fiers.

Tout ce beau monde, jeté dans le précipice de la gabegie étatique, ira faire fortune ailleurs. On aura alors transformé le pays en désert entrepreneurial pour des années à venir. Le pouvoir aura accompli sa tâche, et le plan Saadé Chami, supposément FMI-compatible, aura atteint son dessein.